MÉTRIQUE POÉTIQUE EN ÉCRITURE ET LECTURE

Cet article va tenter de développer une conception globale de la versification unifiant oralité et scripturalité. C'est un essai réalisé par expérimentation de la part d'un auteur-déclamateur.

Le champ de réflexion, notamment, considère les incidences liées aux e post-accentuels (e terminant certains mots comme dans le mot "colline"), aux liaisons grammaticales séparant les syntagmes, aux accents toniques et aux arrêts temporels. L'essentiel de ces notions, traitées en détail dans des articles précédents, sera réexposé.


JUSTIFICATION D'UNE MODÉLISATION DE LA FORME POÉTIQUE

Pour commencer, nous nous proposons de réaliser une tabula rasa de toutes les règles ou habitudes d'écriture et lecture relatives à la poésie, même si nous devons en retrouver les principes - ou certains - en les argumentant comme l'a fait Descartes dans le domaine philosophique.

Il ne nous importe pas pour notre sujet de définir ce que peut être le sentiment poétique en lui-même par rapport aux autres formes littéraires qui n'en procéderaient pas. Nous considérons simplement comme acquis l'existence de la spécificité poétique sur le plan de l'expression selon une perception intuitive.

En revanche, il nous importe de considérer les aspects formels et matériels par lesquels nous allons l'exprimer.

L'expression poétique se matérialise au travers de 2 formes, la forme scripturale et la forme orale.

La perception de la poésie par le poiétomane (l'amateur de poésie) peut se réaliser selon plusieurs possibilités:
-lecture à partir du texte écrit, que nous supposerons essentiellement subvocalisante (par l'intermédiaire d'une évocation auditive intérieure)
-audition à partir d'une déclamation réalisée par un tiers. Cette déclamation étant, dans les conditions contemporaines, établie préalablement ou simultanément d'après le support écrit.

Tout texte poétique est susceptible d'être écouté sans le support écrit. Il importe donc que les particularités prosodiques appliquées au niveau du texte écrit (la compréhension, le rythme) par l'auteur puissent trouver leur traduction orale grâce à un code dépourvu d'ambiguïté. Toute application stricte de règles prosodiques au niveau scriptural qui ne se traduirait pas oralement serait illusoire.


LE SÉQUENÇAGE EN VERS SUCCESSIFS

La particularité la plus élémentaire d'un texte poétique est son découpage en vers successifs, formalisé scripturalement par le retour à la ligne. Nous pouvons considérer intuitivement que cette disposition génère le sentiment poétique en instituant chaque vers comme une entité rythmique. Subséquemment, il est obligatoire que l'oralité traduise le rythme consécutif de ce découpage.

Cette disposition n'empêche pas que puisse par ailleurs se manifester une poésie en prose. Nous choisirons simplement de nous focaliser sur la poésie versifiée.

Traduction orale du séquençage en vers successifs

Le moyen le plus pertinent de traduire oralement le rythme élémentaire induit par l'individualisation graphique des vers est naturellement de les séparer par un arrêt temporel plus ou moins long. Il faut y ajouter la condition qu'aucun autre arrêt temporel à l'intérieur du vers n'entraîne de confusion.

Outre cette possibilité, la perception orale du vers en son entité peut s'appuyer éventuellement sur d'autres particularités:

-l'unité syntaxique du vers
-la rime ou l'assonance à la fin de chaque vers

Ces caractéristiques nous paraissent très fragiles et insuffisantes au regard de l'arrêt temporel en fin de vers, notamment dans le cas des mètres longs (décasyllabe ou dodécasyllabe). Pour ces mètres, par rapport à l'hexamètre ou à l'octosyllabe, l'unité syntaxique est beaucoup plus problématique car elle peut se heurter à l'importance sur ce point des syntagmes individualisés par des coupes.

La perception de la rime ou de l'assonance ne vaut pas pour la poésie libre. Par ailleurs, elle se trouve très amoindrie lorsqu'il s'agit de longues séquences en vers longs dans la poésie épique ou le théâtre versifié. Comme pour les arrêts temporels, le repère de la rime ou de l'assonance implique que le vers ne comporte en lui-même pas d'autres allitérations entraînant la confusion (autres sonorités identiques). Il faut ajouter que la rime comme repère de l'entité du vers ne vaut que pour un vers sur 2. Néanmoins, elle peut créer, dans certains cas circonscrits, un effet très perceptible et positif au niveau d'un couple de vers rimant bien individualisé (temporellement et syntaxiquement), en l'absence totale d'arrêt temporel entre ces 2 vers.

Il nous reste à considérer la modulation des arrêts temporels dans leur durée, un arrêt long à la fin d'un vers et court à l'intérieur d'un vers. Sans être écartée, cette possibilité apparaît expérimentalement délicate. En outre, elle se heurte à de nombreuses difficultés au niveau des interfaces lexicales (entre les mots) par exemple sur des élisions et liaisons. Dernier point, elle ne permet plus de moduler la longueur des arrêts temporels en fin de vers, source d'effet expressif.

En conclusion, nous établissons donc le principe fondamental selon lequel chaque vers doit être terminé par un arrêt temporel et ne comporter en lui-même aucun arrêt temporel.

Interprétation par l'auditeur de vers déclamés en réalisant des arrêts temporels internes

Il en découle que tout arrêt temporel marqué oralement à l'intérieur d'un vers - donc erratiquement selon notre démonstration précédente - sera interprété par les auditeurs comme une fin de vers.

Prenons par exemple le vers suivant où l'on a noté en didascalie par des tirets bas les arrêts temporels qu'un déclamateur serait amené à ménager pour raison d'expressivité:

La mer s’enfle, s’étale, inonde les villages.
La mer s’enfle _ s’étale _ inonde les villages.


Graphiquement, ce vers est un alexandrin orthodoxe. En revanche. nous obtenons oralement la perception de 3 vers car la principale caractéristique nous indiquant l’entité d’un vers est l’arrêt temporel qui le termine, soit:

La mer s’enfle
S’étale
Inonde les villages.


On peut donc considérer, en s'appuyant sur le résultat oral, qu'il s'agit de poésie libre ou même d’un passage en prose.


E DANS LA VERSIFICATION

En poésie, tous les e correspondant aux e caducs en prose (e prononcés ou non selon les conditions, anciennement nommés "e muet") doivent être prononcés, ce qui correspond à une marque de distinction et d'euphonie. L'apocope (non prononciation) des e caducs en prose signe généralement un registre de langage moins noble, voire vulgaire.

En conséquence, les termes de e post-accentuel terminal, comme dans "l'arbre dénudé" et de e intra-lexical (à l'intérieur du mot), comme dans "naturellement", nous paraissent préférables au terme de e caduc.

On remarquera que le traitement identique de ces e lève toute indétermination sur leur prononciation. Consécutivement, on peut définir une quantification syllabique précise.

En fin de vers peut se rencontrer le e post-accentuel qui se produit à l'occasion d'un arrêt temporel comme dans l'alexandrin suivant le e à la fin du mot "aréneuse".

Le soleil resplendit sur la rive aréneuse

Ce e scriptural se traduit parfois oralement sous l'aspect d'un e fortement ammui (e asthéno-tonique), mais souvent cette syllabe finale correspond à un son difficilement définissable (parfois un sifflement (cas de la finale sse), un chuintement... Lorsque le déclamateur fait sentir ce e très léger, ce qui est conseillé, on obtient un e d'une intensité environ de 2 à 3 dixièmes d'une voyelle médio-tonique normale et de durée équivalente.

Dans sa lettre à Deodati de Tovazzi en réponse à l'ouvrage de ce dernier: L’Excellence de la langue italienne, Voltaire formule une description du e selon sa morphologie sonore: ...un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne quand les doigts ne frappent plus les touches. Elle nous semble correspondre plutôt au e post-accentuel ammui asthéno-tonique terminal lorsqu'il est suivi d'un arrêt temporel et non pas au e post-accentuel prononcé dans le flux du discours. Néanmoins, il est difficile d'affirmer que Voltaire ait réellement distingué ces 2 types de e.

On remarquera que l'absence d'arrêt temporel à l'intérieur d'un vers entraîne l'absence corrélative de toute syllabe ammuie et la réalisation de toutes les élisions et liaisons possibles.

En résumé, si l'on considère les dispositions suivantes que nous avons posées ou qui en sont consécutives:
-report obligatoire de toute respiration (arrêt temporel) à la fin des vers
-prononciation identique de tous les e post-accentuels
-réalisation de toutes les élisions et liaisons
nous aboutissons à une remarquable correspondance entre la scripturalité et l'oralité ainsi qu'une détermination précise du texte. Il s'agit sans doute là d'une grande supériorité de l'écriture poétique sur la prose.

Ces dispositions sont en réalité un simple rappel des règles relatives à la poésie classique, sauf la préconisation d'arrêts temporels affectant uniquement les fins de vers qui ne s'y trouve pas clairement indiquée, mais qui, à notre sens, s'y trouve impliquée.


MÈTRES POÉTIQUES

La régularité rythmique d'un vers à l'autre concrétisée par un nombre identique de syllabes (poésie syllabique) n'est qu'un choix parmi d'autres, cependant la plupart des textes classiques y satisfont.

Cette régularité génère un rythme uniforme susceptible d'accaparer l'auditeur par une pulsion spécifique comparativement au rythme en musique.

L'on peut imaginer que cet effet s'atténue ou soit rompu lorsque le nombre de syllabes atteint un certain seuil. Il nous semble que l'octosyllabe correspond à ce nombre maximum. De fait, les mètres de longueur supérieure sont césurés (comportent une coupe à l'intérieur du vers que nous définirons ultérieurement). En ce cas, c'est la césure qui sert de repère rythmique intermédiaire par accentuation tonique ou inflexion vocale en permettant néanmoins une certaine perception du vers en son entité, décasyllabe ou dodécasyllabe (dont l'alexandrin), grâce essentiellement à l'absence d'arrêt temporel interne.

Les vers césurés sont donc des cas très subtils de prosodie comportant une ou plusieurs articulations définissant un rythme régulier. Dans une telle structure, repères rythmiques et marquage par arrêt temporels ne sont confondus qu'une fois sur 2 ou 3 selon la formule (6/6, 4/4/4...). Nous en verrons plus loin toutes les implications.

Nous ne nous appesantirons pas davantage sur l'étude de chaque mètre particulier, qui n'importe pas pour notre propos.


ANALYSE DES LIAISONS GRAMMATICALES AU NIVEAU DES INTERFACES LEXICALES

Avant de définir la métrique d'un vers en fonction de la syntaxe, il nous est indispensable de préciser la notion de relation grammaticale au niveau des interfaces lexicales (entre les mots). En effet, la ponctuation, adaptée à la prose, apparaît insuffisante pour indiquer chaque type de relation.

Entre les mots d'un texte, il existe un degré de liaison grammatical plus ou moins fort. Quatre types de liaisons peuvent être définis (que nous indiquerons par les signes de didascalie ci-dessous):

- liaison absolue: [aucun signe]
- liaison forte: F
- liaison faible: f
- liaison nulle: N

Considérons le texte suivant, en prose, afin d’éliminer les autres aspects de la versification qui ne nous concernent pas pour cette analyse:

Malgré le froid, le vent, malgré la neige qui tombait, l'homme avançait toujours. Le soleil déclinait.

Nous pouvons caractériser chaque interface lexicale par un type de liaison grammaticale.

Malgré le froid, f le vent, f malgré la neige F qui tombait, F l'homme F avançait toujours. N Le soleil F déclinait.

Les cas correspondant à chaque type de liaison sont notamment et généralement les suivants:

- liaison grammaticale absolue
- après un article
- après une préposition
...

- liaison grammaticale forte
- avant une proposition introduite par une conjonction
- entre le groupe sujet et le verbe
- avant une proposition introduite par un participe
- entre un nom et un complément de nom
- entre un verbe et son complément
...

- liaison grammaticale faible
- entre tous les termes d'une énumération
- entre des groupes de termes en apposition
- entre des adjectifs

- liaison grammaticale nulle
- entre des propositions indépendantes
- entre des phrases différentes

La pratique montre que cette catégorisation n'est pas absolue. L'exemple des adjectifs montre toute la subtilité des liaisons grammaticales inter-lexicales. Exemples:

Un minéral violet.

Un minéral F noir et violet

Un autre minéral F noir et violet

Un magnifique minéral

Un magnifique et brillant minéral

un magnifique et brillant minéral multicolore.

L'adjectif post-positionné, s'il est unique, est lié au nom par une liaison grammaticale absolue. Plusieurs adjectifs post-positionnés sont en revanche liés au nom par une liaison grammaticale forte, et plus encore si le syntagme initial contenant ce nom comporte d'autres termes. Si le ou les adjectifs sont anté-positionnés, la liaison grammaticale avec le nom est toujours absolue. In fine, dans certains cas, l'on ne peut juger efficacement une liaison grammaticale que si on la considère à l'intérieur du vers constitué. Nous reviendrons sur ce problème à propos de la validité des vers en rapport avec l'établissement d'une césure selon les règles classiques.

Par ailleurs, la relation entre le type de liaison grammaticale et la ponctuation ne représente pas toujours un critère absolu. Nous indiquerons néanmoins ci-dessous la correspondance la plus commune.

LIAISONPONCTUATION
absolueaucune
forteaucune
faible virgule
nulle points, tirets, guillemets


Une des particularités fondamentale du vers est que les syntagmes définis par la césure (pour les décasyllabes et dodécasyllabes) peut correspondre à une liaison grammaticale forte (notamment entre le sujet et le verbe, entre le verbe et le complément), ce qui n'est pas le cas de la prose. Ceci est objectivé par le fait qu'on ne met jamais de virgule au niveau de ces interfaces (sauf parfois entre le sujet et le verbe s'il y a une liste de noms se rapportant à ce verbe). Pour les mètres plus courts (à partir de l'octosyllabe, et parfois pour les décasyllabes et dodécasyllabes), c'est la fin du vers qui peut correspondre à une liaison grammaticalement forte.

Cette scansion paradoxale établie sur des liaisons grammaticales fortes plutôt que faibles crée un effet de tension susceptible de hausser l'intérêt de la poésie pour l'auditeur. Nous développerons plus en détail cette observation à propos de l'alexandrin.


INDIVIDUALITÉ SYNTAXIQUE DU VERS

Il nous apparaît que l'individualité syntaxique du vers implique que la fin de vers limitée par un arrêt temporel corresponde typiquement à une liaison grammaticale nulle ou faible. Certains cas de liaison grammaticale forte peuvent déterminer des effets de rejet ou enjambement.

Nous remarquerons que la grande différence entre la prose et la poésie est que cette dernière admet comme arrêt temporel (les fins de vers) des liaisons grammaticales faibles, notamment entre une proposition principale et sa subordonnée introduite par une conjonction.


RÉALITÉ DE LA DÉCLAMATION ET EFFETS EXPRESSIONNISTES LIÉS AUX ARRÊTS TEMPORELS

Quoique nous ayons étayé l'invalidité d'arrêts temporels à l'intérieur du vers sur le plan théorique, il nous faut considérer la réalité de la pratique déclamatoire contemporaine, surtout lorsqu'elle est appliquée aux textes classiques. Nous ne considérerons pas les erreurs déclamatoires purement accidentelles, ni sur une interprétation systématique de la ponctuation comme arrêt temporel. Ces dispositions pourraient être évitées sans incidence sur l'effet littéraire. En revanche, de nombreuses interprétations orales à notre avis de qualité, surtout dans le domaine du théâtre versifié, présentent des arrêts temporels internes aux vers à finalité visiblement expressive. La réussite de ces prestations, selon notre jugement, et visiblement selon celui du public en général, crée une contradiction entre les règles prosodiques auxquelles l'auteur s'est astreint et la forme orale restituée selon cette esthétique expressionniste. Un tel décalage n'est pas exceptionnel en matière artistique, une œuvre étant susceptible de révéler dans le contexte d'une autre époque des potentialités que l'auteur n'avait pas envisagées, voire qu'il avait proscrites. En l'occurrence, pour les œuvres théâtrales du 17e siècle par exemple, nous ne savons pas quelle était la pratique déclamatoire en cette époque. S'il était convenu qu'elle comportait des arrêts temporels, l'obéissance aux normes prosodiques pourrait être interprétée comme la survivance de contraintes auxquelles les auteurs devaient se soumettre par tradition. Pour terminer, nous devons observer néanmoins que les vers déclamés selon ces anomalies temporelles ne représentent pas la majorité. Les normes classiques restent opérantes pour la plus grande partie du texte, quel que soit le genre poétique.


ESSAI D'INTERPRÉTATION SUR LA PRODUCTION ORALE RELATIVE À L'ENSEMBLE D'UN TEXTE ÉCRIT EN ALEXANDRINS / DODÉCASYLLABES

Si on légitime la réalisation à la lecture d'arrêts temporels pour raison expressive de certains vers, la déclamation d'un texte en alexandrin / dodécasyllabe pourrait alors se définir comme un ensemble majoritaire d'alexandrins oraux orthodoxes (sans arrêt temporel) dans lequel s’intercalent parfois des vers de mètre variable ou de la prose. On s’oriente donc vers une définition consécutive de la globalité du texte déclamé, et non de l’examen topique d’un vers particulier.

Le texte peut aussi comporter en outre des vers sans césure centrale possible ou qui sont lus selon un rythme différent.

Incidence sur le rythme

Dans une telle déclamation constituée d’une intercalation d’alexandrins et de pseudo-alexandrins (ou passage transitoire en prose) ou encore de dodécasyllabes sans balancement césuré possible, le résultat, sur le plan rythmique, apparaît comme un jeu subtil entre l’aspect lancinant, régulier, euphorisant des alexandrins vrais (lus comme tels) et les ruptures rythmiques expressives créées par les dodécasyllabes ou pseudo-alexandrins.

C'est le choix du récitant qui détermine l'obtention de l'une ou l'autre forme orale et non pas seulement la scripturalité des alexandrins. Ceux-ci peuvent être, de ce point de vue, tous des alexandrins classiques. D'après nos observations, ce choix est déterminé par le contenu sémantique du texte (passage plus ou moins dramatique impliquant des effets rythmiques).

Ces particularités rythmiques déclamatoires décrites précédemment sont beaucoup plus propres au décasyllabe et surtout à l’alexandrin binaire, du moins dans les interprétations actuelles, car les mètres longs occasionnent plus facilement des coupes. Ces formes, logiquement, sont plutôt le support privilégié du théâtre versifié et de la poésie épique, genres dans lesquels le récit implique une lecture plus proche de la prose, plus propice à l'expression d'épisodes dramatiques.

Le fait qu'un texte en alexandrins date de l'époque classique ou romantique intervient peu car les arrêts temporels et les anomalies qui s'ensuivent sont dus principalement à une lecture spécifique d'alexandrins qui peuvent être parfaitement classiques.

Recherche de convergence entre écrit et oral

Interpréter oralement des alexandrins/dodécasyllabes sous la forme transitoire de poésie libre ou de prose en introduisant des arrêts temporels se trouve donc, comme nous l'avons observé, en contradiction avec la forme scripturale, au moins pour un nombre de vers circonscrit.

La validité de cette pratique déclamatoire sur le plan artistique pourrait la légitimer. Néanmoins, nous choisirons pour notre part de développer une conception qui respecte la forme métrique scripturale établie par l’auteur pour tous les vers en s'appuyant sur d'autres possibilités expressives. Elle peut se justifier par un souci de concordance entre la scripturalité et l'oralité.

Elle concerne toute métrique possible et même la poésie libre.

Cela n'empêchera pas de laisser en définitive au lecteur / déclamateur interprète la possibilité de rompre, selon des séquences limitées, cette logique métrique suivant sa propre inspiration.


ÉTABLISSEMENT DES COUPES ACCENTUELLES

En l'absence d'arrêt temporel à l'intérieur des vers, l'établissement de coupes, indispensables à rendre le discours compréhensible, s’appuiera naturellement sur la seule possibilité qui s’offre, l’intonation, et plus précisément les accents toniques. Ces coupes seront donc des coupes accentuelles marquées sur l'accent tonique qui précède la coupe.

Il pourra exister dans le vers d'autres accents toniques facultatifs placés au niveau de liaisons grammaticales fortes. Il ne sera pas nécessaire qu'ils soient indiqués car ils sont secondaires et généralement facultatifs à la lecture.

Précisons que les accents toniques peuvent être modulés: soit en accents de force, de ton, soit par allongement de la voyelle concernée.
Exemple:

Jais, grenats sont minéraux vifs.
Jais, / grenats sont minéraux vifs.



INCOMPATIBILITÉ DES COUPES ACCENTUELLES AVEC LES E POST-ACCENTUELS

Il s'agit du rappel concernant une préconisation d'ordre euphonique présentée dans notre article "L'écriture euphonique".

Il apparaît que dans le cas où un mot se termine par un e post-accentuel prononcé à l'intérieur du vers (ce qui exclut le cas de l'élision), un accent tonique sur ce mot altère la compréhension du texte. L'auteur, selon notre optique, devrait donc éviter les occurrences de coupes accentuelles sur un mot terminé par un e post-accentuel.

Considérons le vers suivant:

Les jaizes, / micas sont brillants.


La prononciation du e de "jaizes dans le flux nous paraît en contradiction avec la liaison grammaticale faible à ce niveau, ce qui, nous semble-t-il, engendre une gêne. On comparera au cas suivant où, en l'absence de e post-accentuel, aucune gêne n'est perceptible.

Les grenats, / micas sont brillants.



CAS PARTICULIER DES VERS CÉSURÉS

Définition

Cette partie va considérer les mètres produisant à la déclamation un effet de balancement caractéristique dont le ou les pivots sont une ou plusieurs interfaces nommées césures. C'est le cas des décasyllabes ou dodécasyllabes selon des coupes variables: (par exemple 4//6 décasyllabe asymétrique, 6//6 (alexandrin binaire symétrique, 4//4//4 (alexandrin ternaire symétrique...).

Cette considération rythmique implique-t-elle une nécessité d'unité syntaxique liée aux hémistiches? C'est un point difficile à établir sur lequel nous reviendrons.

Nous prenons donc comme définition de la césure cette capacité d'ordre rythmique, laquelle correspond au vers classique. A contrario, toute interface ne permettant pas cet effet de balancement à la déclamation ne peut permettre une césure.

Ces césures, cas particulier de coupe accentuelle, seront marquées comme les autres par un accent tonique à la lecture. C'est leur emplacement central qui permettra de les distinguer, tant scripturalement qu'oralement. En didascalie, elles seront indiquées par le signe conventionnel utilisé couramment à cet effet: //.

La truite remontait // les courants écumeux.

Du point de vue analytique, l'origine de cet effet de balancement paraît dû à l'existence au niveau de la césure d'une interface lexicale à liaison grammaticale suffisamment lâche, c'est-à-dire forte, faible ou nulle, mais jamais absolue. La nature de la liaison grammaticale concernée paraît donc d'une grande permissivité. Il peut s'agir aussi bien par exemple de la limite entre 2 phrases que de la limite entre une proposition et sa subordonnée ou encore d'une limite entre un verbe et son complément, entre un sujet et un verbe, voire à l'intérieur d'un groupe verbal.

Limites de validité pour l'établissement de la césure selon les liaisons grammaticales

Selon la logique du vers classique, il semble que le meilleur moyen d'évaluer la validité de la césure soit de considérer intuitivement le degré d'autonomie sémantique de chaque hémistiche en dehors de tout autre critérium analytique. Exemples:

L'on investit la cour // sans férir./ Tout se tut.


Oralement, il apparaît que le syntagme limité par la coupe accentuelle après "férir" est dénué du moindre sens et qu'il ne peut former une unité syntaxique avec le premier hémistiche.

C'est le cas également pour les 2 vers suivants:

L’on vit un gonflement // infernal de la mer.

Il fond tel une buse // en vol, / puis disparaît.


Si les interfaces avant ou après un verbe, ou en séparation d'une subordonnée (liaison grammaticale forte) peuvent paraître les plus propices à l'établissement d'une césure, les interfaces à l'intérieur d'un groupe verbal, entre un nom et son adjectif, s'il est unique, peuvent paraître au premier abord moins congruentes. De fait, ces situations correspondent à des liaisons absolues. il faut néanmoins considérer cas par cas.
Au final, il ne semble pas que les conditions d'établissement de la césure en fonction de la syntaxe soient très différentes de celles qui permettent l'individualité du vers.


Rappelons bien que ces considérations sur la validité de la césure se rapportent à une conception esthétique classique impliquant une concordance entre syntaxe et rythme. Dans l'absolu, il semble que l'on ne doive pas obligatoirement se prémunir contre ces discordances car de telles césures atypiques peuvent créer des effets poétiques correspondant à un point de vue stylistique spécifique. On peut les interpréter souvent comme des contre-rejets établis entre les 2 hémistiches au lieu de l'être entre 2 vers comme le montrent les exemples précédents.

Pour l'étude des différents types de vers, nous nous limiterons par commodité au genre le plus courant, le dodécasyllabe, qui comprend notamment le cas du docécasyllabe symétrique comportant une seule césure centrale, définition de l'alexandrin.


ALEXANDRIN LIÉ BALANCÉ

Il nous est apparu qu'un effet de balancement souple très spécifique procurant la sensation de liaison entre les 2 hémistiches (nuance legato) était nettement perceptible si la césure se trouvait sur une liaison grammaticale forte (entre une proposition principale et sa subordonnée, entre un verbe et son complément...) et si le vers ne comporte par ailleurs aucune autre coupe accentuelle. En conséquence, ce type de vers, très souvent, ne comporte aucune ponctuation. Cette césure sur liaison grammaticale forte renforce également la cohésion du vers et la perception de son identité. Nous avons déjà signalé cette conformation particulière d'interface sur liaison grammaticele forte qui crée une tension paradoxale contredisant la logique naturelle de la prose. Et c'est le cas particuièrement des effets de rejet ou d'enjambement concernant soit la fin de vers, soit la césure. Si la fin de vers est concernée, il y a un effet suspensif en raison de l'arrêt temporel.

Exemples:

Des grenats et micas // brillaient dans le boudoir.

Vois notre douleur, vois // ce que nous endurons.



ALEXANDRIN BRISÉ BALANCÉ

Cette catégorie regroupe les cas où l'effet de balancement se trouve atténué plus ou moins fortement ou bien, ne présente pas l'effet de souplesse caractéristique du vers lié balancé. Le mode legato se trouve remplacé plus ou moins par le mode staccato (effet haché).

2 types de structures peuvent produire cette éventualité:

-cas où l'interface centrale correspond à une liaison grammaticale faible ou nulle (et non forte comme précédemment), ce qui détruit l'effet legato. Ce type de vers sera nommé balancé à brisure unique.

-cas où des coupes accentuelles autres que la césure sont présentes à l'intérieur des hémistiches, ce qui concurrence la césure. Ce type de vers sera nommé balancé à brisures multiples.

Alexandrin balancé à brisure unique

Dans cette conformation, l'emplacement de la césure sépare des syntagmes organiquement moins liés (liaison grammaticale faible ou nulle). Il en résulte généralement un effet staccato qui remplace l'effet legato, quoique l'intégrité de chaque hémistiche soit préservée. Dans certains cas, il peut apparaître une certaine contradiction entre le rythme et la syntaxe.

Le cas où l’assimilation d'une interface à liaison grammaticale faible en terme de césure apparaît la plus naturelle est celui où existe un effet syntaxique de symétrie.

Nous voici terrassés. Nous voici massacrés.


Dans le cas ci-dessous, la relation syntaxique de causalité incline à prêter au vers un effet de balancement assez cohérent avec la syntaxe, mais moins marqué:

L’aube enfin se levait. Le hameau s’éveilla.


En revanche, dans le cas suivant, il apparaît une contradiction entre la syntaxe et l'effet de balancement. L'auteur aura donc, pensons-nous, fortement intérêt à modifier son vers.

Grenats et corindons, // jais brillaient dans la nuit.



Alexandrin balancé à brisures multiples

Il s'agit de cas où d'autres coupes accentuelles sur liaison grammaticale faible dans les hémistiches concurrencent la césure.

Dans tous les cas qui suivent, on peut toujours, oralement, appuyer plus fortement lors de la déclamation sur la coupe centrale pour bien faire sentir sa prépondérance comme césure. Néanmoins, il nous semble qu’il existera toujours un conflit entre la structure syntaxique et la déclamation qui altère plus ou moins fortement l’effet de balancement.

Les coupes accentuelles peuvent affecter un seul hémistiche. En ce cas, l'effet de balancement est relativement préservé. Exemple:

Pluie, / vent, / grêle brisaient // les arbres des forêts.

Les coupes peuvent affecter (plus rarement) les 2 hémistiches. En ce cas, l'effet de balancement se trouve beaucoup plus affaibli.

Pluie, / vent, / grêle brisaient // les sapins, / les mélèzes.


L'exemple suivant cumule une possibilité de césure établie sur une liaison grammaticale faible et la présence de coupes accentuelles dans les hémistiches. Il peut préserver plus ou moins l'effet de balancement selon que la déclamation appuie préférentiellement sur la césure.

Vois ces rubis, / grenats, // ces jais, / ces chrysoprases.


Pour bien juger l'effet oral produit par ces vers, il importe de bien les déclamer selon les principes que nous avons énoncés au départ, c'est-à-dire sans arrêt temporel et en marquant toutes les syllabes qui se trouvent au niveau des coupes accentuelles, condition de compréhension du sens.


DODÉCASYLLABE BRISÉ NON BALANCÉ

L’on peut imaginer un dodécasyllabe ne comportant que des coupes accentuelles, donc établies sur des liaisons grammaticales faibles. L'effet rythmique produit est un staccato (rythme haché).

Dans un tel vers, il nous est apparu nécessaire de limiter la dimension maximale des syntagmes déterminés par les coupes accentuelles à 6 syllabes. Cette disposition permet l’intégration de ce vers atypique dans la trame des autres alexandrins du texte comme poésie libre, c'est-à-dire fragment composé de vers de différents mètres. Des fragments dépassant 6 syllabes correspondraient à de la prose. Exemple:

L’on voit des jais, / corindons, / rubis, / améthystes.

Ce type de dodécasyllabe à l'intérieur d'un texte écrit essentiellement en alexandrins est un cas limite assez rare. C'est celui qui permet le mieux de briser le rythme régulier des alexandrins balancés à l’intérieur d'un texte, et donc de varier le discours.

Néanmoins, il ne nous paraît pas possible de considérer le dodécasyllabe comme un véritable mètre poétique. Tout au plus doit-il interprété comme un fragement de poésie libre s'intercalant dans la trame générale des alexandrins.


CORRESPONDANCE LIAISON GRAMMATICALE,
COUPE, PONCTUATION

Nous pouvons établir la correspondance entre le type de liaison grammaticale, la possibilité et le type de coupe, et d'autre part avec la ponctuation, tout en précisant que ces correspondances ne sont pas absolues.

LIAISONCOUPECÉSUREPONCTUATION
absolueimpossibleimpossibleaucune
forte impossiblepossibleaucune
faible obligatoire+ ou - possiblevirgule
nulle obligatoire+ ou - possiblepoints, tirets...

La mention "+ ou - possible" pour la césure signifie, selon la définition que nous avons donnée, que l'effet de balancement souple sera plus ou moins perceptible.


ACCENTS TONIQUES AUTRES QUE LA CÉSURE
DANS LE CAS DES VERS CÉSURÉS

Dans un alexandrin, outre la césure, les coupes accentuelles sont représentées, selon notre principe, au niveau de toutes les interfaces à liaison grammaticales faibles, ce qui garantit la compréhension du discours.

D'autres accents toniques sont cependant possibles comme nous l'avons étudié en détail dans un article consacré à ce sujet.

Exemple d'un vers présentant une possibilité d'accents toniques surajoutés:

Le soleil flamboyait // sur les pics enneigés.


Ce vers peut être lu éventuellement avec les accents toniques surajoutés "leil" du mot "soleil" et "pics" (en plus de l'accent de césure "yait" du mot "flamboyait" et de l'accent final "gés" du mot "enneigés").

Le soleil flamboyait / sur les pics enneigés.


On constate que l'effet de balancement binaire se trouve amoindri, et, dans ce cas précis, cela entraînerait une confusion avec un tétramètre (3/3/3/3) qui manifeste son effet de balancement spécifique.

Il paraît donc judicieux d'éviter ou bien d'adoucir les accents toniques autres que ceux établis sur les interfaces à liaison grammaticale faible et au niveau de la césure.

Remarquons que certains accents toniques ne peuvent être évités, ce sont ceux qui précèdent un e post-accentuel:

Les vagues s'étalaient // sur la tranquille rade.


Les e post-accentuels de "vagues" et de "tranquille" entraînent obligatoirement les accents toniques qui les précèdent, respectivement "va" et "qui", en raison de la spécificité de la terminaison en e.

D'une part, l'appui sur les syllabes précédentes permet de mieux assouplir la diction des e post-accentuels, mais, d'autre part, ces appuis amoindrissent l'effet de balancement de l'alexandrin en concurrençant l'accent tonique au niveau de la césure. On optera pour un moyen terme.

Cette concurrence à l'égard de la césure est cependant moindre que dans le cas signalé précédemment des coupes accentuelles en raison de la nature des liaisons grammaticales concernées, ici des liaisons grammaticales fortes alors qu'il s'agissait en cas de coupes accentuelles de liaisons grammaticales faibles:

-exemple d'affaiblissement relativement minime de l'effet de balancement en cas d'accents toniques obligatoires sur des liaisons grammaticales fortes:

Les vagues s'étalaient // sur la tranquille rade.


-exemple comparatif d'affaiblissement nettement plus important de l'effet de balancement en cas de coupes accentuelles, donc sur des liaisons grammaticales faibles:

Jais, / grenats s'étalaient // sur le brocart, / la soierie.


SUCCESSION DE PLUSIEURS COUPES ACCENTUELLES AU NIVEAU D'UNE CÉSURE

Il nous est apparu que la succession de 2 accents toniques entraînait un effet déclamatoire peu congruent s'ils sont séparés par une interface de liaison grammaticale forte. Cette situation peut donc se rencontrer au niveau de la césure, et précisément dans 2 cas:

-cas où le mot suivant la césure est suivi par un mot d'une syllabe terminée par un e post-accentuel

-cas où la césure est suivie par un mot d'une syllabe sans e post-accentuel, lui-même suivi par une coupe accentuelle, donc une liaison grammaticale faible.

Les exemples ci-dessous montreront plus clairement ces situations dont la description, il faut le reconnaître, est assez laborieuse.

-cas où le mot suivant la césure est suivi par un mot d'une syllabe terminée par un e post-accentuel.

En effet, le mot qui suit la césure portera obligatoirement un accent tonique en raison de son e post-accentuel.

L’on ne voyait ici // femme désemparée.


La succession des 2 accents toniques "ci" et "fem" apparaît peu congruente ("femme" comporte obligatoirement un accent tonique en raison de son e post-accentuel).

Le vers suivant, où les accents toniques "ci" et "fem" sont séparés par la syllabe médio-tonique "de", apparaît plus congruente.

L’on ne voyait ici // de femme paniquée.


L'on n'oubliera pas pour énoncer cet exemple que la césure ne doit occasionner aucun arrêt temporel.

L'effet négatif de cette succession apparaît encore plus manifeste en cas d'élision sur la césure, ce qui empêche la moindre possibilité d'arrêt temporel:

L'on ne pouvait surprendre // homme en cette forêt.


Vers que l'on comparera au suivant:

L'on ne pouvait surprendre // un homme en ce bosquet.


-cas où la césure est suivie par un mot d'une syllabe sans e post-acentuel, lui-même suivi par une coupe accentuelle

Les grêlons ravageaient // bois / maraîchers et parcs


On comparera au cas plus congruent où la succession des 2 accents toniques a été supprimée:

Les grêlons ravageaient // sapins / bouleaux et vernes.


Il convient donc pour l'auteur, nous semble-t-il, d'éviter toutes ces situations pour obtenir les vers les plus congruents possibles sur le plan déclamatoire.

Enfin, constatons que si les accents toniques successifs portent sur des mots séparés par une liaison grammaticale faible (et non forte comme précédemment), aucune gêne n'apparaît.

Des monts et des plateaux // pics // vallées et précipices


Ici, accent tonique sur "teaux", "pics".


Pour terminer, convenons cependant que ces incompatibilités en cas de plusieurs coupes accentuelles au niveau d'une césure représentent des subtilités très secondaires.


INCOMPATIBILITÉ ENTRE LES DIFFÉRENTS TYPES
D’ALEXANDRINS BALANCÉS

Il nous est apparu qu’il était peu congruent d’intégrer un vers procédant d’un type d’alexandrin balancé dans un environnement de vers balancés d’un autre type, de même qu’en musique les rythmes binaires et ternaires nécessitent généralement un changement de section à chiffrage différent. Notamment, l’on peut intégrer difficilement un vers balancé ternaire dans un texte composé de vers balancés binaires.

Par exemple, le célèbre vers de Victor Hugo en mode ternaire ci-dessous ne pourrait s’harmoniser, pensons-nous, dans un environnement de vers en mode binaire.

J’ai disloqué // ce grand niais // d’alexandrin MODE TERNAIRE

L’œil était dans la tombe // et regardait Caïn. MODE BINAIRE



DIFFÉRENTS TYPES DE DODÉCASYLLABES: RÉSUMÉ

À partir des considérations précédentes, nous pouvons distinguer 3 types d’alexandrins en mode binaire (6/6).

-alexandrin lié balancé (mode legato)
Aucune autre coupe que la césure centrale établie sur une liaison grammaticale forte.

L’on voyait des grenats // qui brillaient sur le sol.


-alexandrin brisé balancé (mode legato staccato)
2 sous-catégories:

.à brisure unique: une césure établie sur une liaison grammaticale faible ou nulle

Le soleil se levait. // La ville s'éveilla.


.à brisures multiples: une césure établie sur une liaison grammaticale forte et un nombre variable de coupes accentuelles sur liaisons grammaticales faibles dans les hémistiches

Pluie, / vent, / grêle brisaient // les arbres des forêts.


-dodécésyllabe brisé non balancé (mode staccato)
Une ou plusieurs coupes accentuelles sur des liaisons grammaticales faibles ou nulles et aucune césure.

Tout paraît mort, / bois et prairies, / vallées, / montagne.



-Exemples de dodécasyllabes atypiques non compatibles dans un environnement d'alexandrins.

Nous avons déjà défini les conditions de validité et d'invalidité qui définissent, selon les préconisations précédentes, l’alexandrin en ce qui concerne l'établissement de la césure. Nous allons donner ici quelques exemples, manifestes à notre sens, de dodécasyllabes qui. par rapport à la conception que nous avons exposée ou tout au moins dont la structure peut apparaître discutable. Nous nous garderons bien d'affirmer qu'ils sont invalides dans l'absolu.

Elle demeure en son boudoir. Son cœur est lourd.

Cas typique d’un alexandrin ne pouvant présenter une césure centrale et dont un syntagme est supérieur à 6 syllabes. Il est en effet impossible de trouver dans le syntagme “Elle demeure en son boudoir” une coupe accentuelle correspondant à une liaison grammaticale faible (ce qui est objectivé dans ce cas par l'absence de ponctuation).

Un autre cas typique peut se rencontrer - que nous avons énoncé antérieurement - celui d'un alexandrin présentant une possible césure centrale sur une liaison grammaticale forte et dans un hémistiche une liaison grammaticale nulle:

Elle demeure ainsi tout le jour. Son cœur saigne.

On comparera au vers suivant, valide (brisé balancé à brisures multiples), qui présente une césure sur liaison grammaticale forte et dans un hémistiche une liaison grammaticale faible:

L'on investit la cour // sans mollir / sans faiblir.

Plus rarement, on obtient le cas suivant sans aucune coupe accentuelle ni césure possibles.

Comment n’être désemparé devant la Mort?


-Les différents types d'alexandrins dans un exemple littéraire

Ci-dessous une statistique sur un texte susceptible de présenter une grande variété d'alexandrins: La Rose de l'infante de Victor Hugo. Elle nous permettra de quantifier les catégories prosodiques que nous avons définies.

Statistique globale

TYPENOMBRE
(sur 248)
%
LIÉ BALANCÉ15864
BRISÉ BALANCÉ À BRISURE UNIQUE166
BRISÉ BALANCÉ À BRISURES MULTIPLES166
BRISÉ NON BALANCÉ125
ATYPIQUE4619

Statistique ramenée au nombre d'alexandrins typiques

TYPENOMBRE
(sur 202)
%
LIÉ BALANCÉ15878
BRISÉ BALANCÉ À BRISURE UNIQUE168
BRISÉ BALANCÉ À BRISURES MULTIPLES168
BRISÉ NON BALANCÉ126

Le pourcentage de vers atypiques, selon les critères que nous avons exposés pour définir cette catégorie, atteint 19%. On remarquera sur la statistique ramenée aux alexandrins typiques que l'alexandrin lié balancé domine nettement (78%), cependant les diverses formules d'alexandrins brisés représentent un total de 22%, qui n'est pas négligeable.

Ainsi, la statistique montre que la prosodie de Victor Hugo, très expressionniste dans ce poème, présente une grande diversité rythmique entre le legato et le staccato.


NÉCESSITÉ DE LA DIDASCALIE POUR LE LECTEUR

Voici quelques exemples de vers où l’indication de la coupe accentuelle ou de la césure permet au lecteur d’éviter un grave contresens rythmique, notamment transformer à la déclamation des alexandrins parfaitement orthodoxes en alexandrins incorrects. Exemples:

Vois notre douleur, vois ce que nous endurons


Avec une ponctuation traditionnelle (ci-dessus), le lecteur réalisera un marquage intonentiel ou temporel après "douleur"et ne réalisera aucun marquage de la césure (entre “vois” et “ce”). Ce qui n'est pas le cas avec un marquage didascalique), lequel permet d'éviter la virgule, qui fait double emploi avec le signe de coupe.

Vois notre douleur, vois ce que nous endurons.

Vois notre douleur / vois // ce que nous endurons.


De même pour le vers suivant, en ponctuation traditionnelle:

Quelquefois, d’un effort majestueux et lent...


En didascalie:

Quelquefois, / d’un effort // majestueux et lent


Et encore de même pour ce vers qui, en ponctuation traditionnelle, pourrait occasionner une césure erratique après “vague”:

La brume à la vague offre un baiser délétère.


La didascalie permet de situer la césure correcte après “offre”.

La brume à la vague offre // un baiser délétère.


Les signes de ponctuation traditionnels possèdent en effet l’inconvénient d’être généralement interprétés par le lecteur comme des arrêts temporels, notamment la virgule, quoique, dans sa définition, la virgule ne représente pas obligatoirement un arrêt temporel. Cette interprétation de la virgule comme arrêt temporel est source de nombreuses incorrections orales par rapport aux règles de la versification qui défigurent considérablement la métrique poétique.

L'autre inconvénient majeur de la ponctuation traditionnelle est qu'elle ne possède aucun signe susceptible d'indiquer une liaison grammaticale forte. En conséquence, il est impossible d'indiquer une césure dans de nombreux cas et nous avons vu le caractère indispensable de ce marquage pour éviter des contresens majeurs à la lecture.

Le signe didascalique de la césure permet surtout au lecteur de penser à réaliser le rythme de balancement caractéristique de l'alexandrin. Une statistique personnelle nous montre qu'une déclamation réalisée pourtant par des personnes connaissant les règles de l'alexandrin, présente près de 50 % de vers lus sans marquage de la césure et conséquemment lus selon un rythme erroné.

Il apparaît que ces erreurs très fréquentes défigurent oralement en grande partie la métrique d'alexandrins parfaitement orthodoxes dans leur forme scripturale.

Il nous semble que les déclamateurs connaissent bien les règles de l'alexandrin, mais ils éprouvent des difficultés à les appliquer.

La cause paraît essentiellement, comme nous l'avons indiqué, la présence d'une ponctuation adaptée à la prose et donc inadaptée à la poésie.

La virgule est responsable des arrêts temporels sur élision ou liaison. L'absence de marquage graphique de la césure est responsable des erreurs sur son marquage oral.

Il nous est donc apparu nécessaire de proposer pour la lecture courante une ponctuation véritablement adaptée à la poésie à partir de la didascalie réservée à l'analyse.


ADAPTATION DE LA DIDASCALIE À L'ÉCRITURE COURANTE

Il apparaît en premier lieu que les coupes, facilitant la compréhension du vers, ont en cela une fonction identique aux virgules. Nous pouvons donc commencer par alléger le texte en éliminant les virgules, signe interprété généralement chez le lecteur comme un arrêt temporel. Nous éliminons déjà une cause d'erreur dans la lecture.

Afin d'utiliser couramment la didascalie à destination des lecteurs, nous procéderons à un allègement des signes. Cela consistera en un raccourci placé en exposant.

En écriture traditionnelle:

Corindons, péridots brillaient dans l’échancrure.


En didascalie classique:

Corindons, / péridots // brillaient dans l’échancrure.

En didascalie allégée

Corindons' péridots" brillaient dans l’échancrure.

Ce vers comporte 2 coupes accentuelles (dont une césure) séparant 3 syntagmes. La diction les distingue en appuyant sur la syllabe “dons” du mot “corindons” et un peu plus fortement sur la syllabe "dots" du mot "péridots" en évitant tout arrêt temporel.

Par ailleurs, tout signe de ponctuation autre que la virgule (différents points, point-virgule guillemet...) correspond, de fait, à une liaison grammaticale nulle donc pourra signifier une coupe. On aura cependant intérêt à éviter le point et le point-virgule à l'intérieur d'un vers car il peuvent signifier pour le lecteur un temps d'arrêt qui serait inapproprié.


CONCLUSION

Au terme de cet essai théorique et pratique, nous avons inscrit le vers dans son fondement obligatoire qui le distingue de la prose.

On obtient au final une poésie basée sur les accents toniques au lieu des arrêts temporels, ce qui lui confère une scansion plus affirmée. L’absence de scansion est un défaut souvent reconnu de notre langue. Même Voltaire, grand défenseur de la langue française, avait fini par reconnaître que l’absence quasi-totale de scansion pouvait représenter un inconvénient par rapport à la plupart des autres langues européennes. Néanmoins, il faudrait bien se garder, comme il est d'usage aujourd'hui, de considérer que plus une langue possède des accents toniques marqués (de force ou musicaux), plus elle est poétique. C'est peut-être au contraire la relative discrétion de ces marques accentuelles qui communique l'effet poétique le plus subtil.

La conception du vers comme entité rythmique nous prive de certaines possibilités expressives liées aux arrêts temporels, néanmoins l’expressivité peut être obtenue différemment
-au niveau de l’écriture par l’auteur grâce au rythme propre que la syntaxe peut créer, notamment par l’intermédiaire de l’alexandrin brisé non balancé susceptible de varier le rythme lancinant des alexandrins balancés.
- au niveau de la déclamation par l’intonation générale, par un marquage plus ou moins dynamique des accents toniques, par un intervalle temporel variable entre les vers, un débit vocal variable en vitesse et en intensité sonore…

Nous pensons ainsi être parvenu à une adéquation entre la forme scripturale et la forme orale du vers, et en particulier de l’alexandrin, tout en préservant ses possibilités expressives.

Néanmoins, nous devons admettre les limites de cette conception, notamment pour certains genres poétiques comme le théâtre versifié ou la poésie épique, par essence moins cadencés et plus expressionnistes (du moins dans la pratique contemporaine) que les autres genres poétiques. Nous revenons ainsi à notre point de départ. Cependant, la différence est que, par une réflexion sur la prosodie poétique, nous distinguons consciemment d'une part les licences nécessaires à l'expressivité, d'autre part les incorrections parasitaires qui nuisent à la déclamation.

Il importe au final de permettre cette latitude expressive car la poésie n'est pas un exercice d'orthodoxie formelle, mais elle est destinée avant-tout à transmettre une émotion d'ordre littéraire.


ÉCRITURE EUPHONIQUE PLAN GÉNÉRAL