LIAISONS ET ÉCRITURE EUPHONIQUE

En tant qu’auteur-déclamateur, je voudrais dans cet article sensibiliser les auteurs et lecteurs au rôle esthétique (d'origine intrinsèque ou culturelle?) des liaisons dans les textes littéraires. Je me place dans le cadre de l'écriture euphonique, concept que j’ai initié: écriture qui recherche la congruence maximale pour l'oreille et l'esprit dans les textes à vocation esthétisante ou poétique. On pourra se reporter au sommaire de la partie consacrée au sujet pour plus de précisions:

https://www.claude-fernandez.com/ecriture_euphonique.htm

Je m’appuie sur mon expérience de l’écriture en prose et poésie, notamment par la composition de La Saga de l’Univers, suites de poèmes épiques en 30.000 vers selon la métrique de l’alexandrin. À partir de cette matière littéraire, j’ai réalisé des déclamations scéniques sous forme de récitals ainsi qu’une centaine de vidéos sur youtube. Seules les dernières représentent l’application de mes préconisations récentes en matière de déclamation car l'ensemble reflète une évolution s’étendant sur plusieurs décennies.

Par ailleurs, il est intéressant de considérer l’apport des linguistes, lesquels nous fournissent des données objectives sur la réalité du langage en dehors de toute appréciation esthétique. Leur démarche historique est souvent décapante en relativisant des prescriptions traditionnelles que l'on a trop tendance à considérer comme des vérités apodictiques. De même en ce qui concerne nos perceptions que nous croyons absolues et qui sont souvent la conséquence d'un habitus. Pour cela, je me suis appuyé sur l’article d'Yves Charles Morin, Professeur émérite à la Faculté des arts et des sciences (Montréal) qui nous fournit une synthèse des recherches, et les siennes propres, sur le sujet. On pourra lire préliminairement avec profit cet article par le lien ci-dessous:

https://www.cairn.info/revue-langages-2005-2-page-8.htm

Dans l'autre sens, l'expérience pratique en matière de déclamation, possiblement, peut apporter un éclairage spécifique sur ces questions théoriques, ce que nous avons tenté.


INDÉTERMINATION CONSÉCUTIVE DES LIAISONS

De notre point de vue d'auteur-déclamateur, une caractéristique majeure des liaisons est que leur prononciation ou non détermine en prose - à l’instar des e caducs et de certaines ponctuations - des évènements indéterminés livrés à la seule discrétion du lecteur. Quoique les grammairiens aient établi des prescriptions judicieuses susceptibles de lever certains cas d'indétermination, elles souffrent de nombreuses exceptions, nous semble-t-il, et de nombreux cas de liaisons facultatives demeurent. L'intuition et surtout l'intention de l'auteur nous paraissent seules légitimes, notamment grâce à l'épreuve du gueuloir, selon les termes de Gustave Flaubert. Concernant le lecteur, aucun signe graphique explicite ne lui indique comment il doit négocier chaque liaison, de sorte que ces prescriptions revêtent un intérêt analytique plutôt que pratique.

Nous estimons que les indéterminations sur la prononciation des liaisons représentent un défaut de la langue écrite. Selon notre conception, l'auteur doit être maître des caractéristiques majeures de son œuvre dont il est le seul juge - hors certaines particularités mineures d'interprétation relatives à l'intonation.

Remarquons a contrario qu'en poésie classique n'existe aucune indétermination. La prononciation des liaisons est obligatoire. En effet, leur évitement détermine presque toujours des rencontres sur voyelles, lesquelles sont proscrites.

En écriture euphonique, afin de pallier à l'indétermination de pronociation introduite par les liaisons, l'on préconisera l'évitement par l'auteur des situations de liaisons potentielles qu'il juge incongrues. L'on pourra donc ainsi préconiser pour le lecteur de prononcer toutes celles qui sont présentes dans le texte. Il s'agit simplement d'une extension à la prose d'une disposition qui existe déjà dans la poésie classique.

Par exemple, au lieu de D'un coup il surgit, l'auteur écrira Il surgit d'un coup ou Subitement il surgit.

D'autre part, nous proposerons ultérieurement une didascalie qui permet à l'auteur d'indiquer explicitement au lecteur les liaisons afin qu'elles soient réellement prononcées.


CONSÉQUENCES DES LIAISONS SUR LE PLAN LITTÉRAIRE

Les liaisons, selon qu’elles sont prononcées ou non, sont susceptibles d’entraîner différents effets positifs ou négatifs sur le plan littéraire:

-création de cacophonie sur voyelle ou sur consonne
-précision, confusion grammaticale de personne et nombre
-établissement global d’un registre de langage spécifique

En poésie, l'on pourra considérer que certains cas de liaisons incongrues en prose ne le sont pas en raison de la permissivité particulière au genre poétique. Il en est de même pour les inversions.

Les cas d'incongruité phonique et d'incongruité grammaticale peuvent intervenir conjointement ou séparément. Sans entrer dans le détail des cas particuliers, nous nous limiterons à un tableau statistique général des principaux cas d'enchaînement sur liaison, ce qui fait généralement défaut dans les ouvrages ou articles accessibles aux auteurs et lecteurs sur le sujet. Puis nous considérerons les cas spécifiques qui nous paraissent devoir être discutés en relation avec l'écriture euphonique. Nous y retrouverons les catégories de cacophonie homovocalique, hétérovocalique, syllabique, consonantique de liaison que nous avons analysées par ailleurs (voir la vidéo consacrée au sujet):

https://youtu.be/Sx6e8MXCRR4.

Il est entendu que les appréciations de congruence phonique, la qualification de cacophonie que je fournis en tant qu'auteur-déclamateur, sont subjectives et peuvent être contestées, néanmoins elles me paraissent communes à une grande partie du lectorat. Le but principal, rappelons-le, est de sensibiliser les auteurs à l'esthétique littéraire sur le plan euphonique.


FRÉQUENCE DES ENCHAÎNEMENTS SUR LIAISON

L'analyse des interfaces entre mots sur le plan phonique nécessite un traitement informatique très spécifique, couplé à un traitement manuel incompressible, ce qui explique la relative limitation des échantillons considérés. Notre statistique concerne des échantillons atteignant un total de 19.000 mots environ pour les textes en prose, mais restreintes à 13.000 pour les déclamations. Ces enregistrements sont relatifs à des auteurs classiques du 17e au 20e siècle pour des extraits non dialogués. Les déclamations proviennent essentiellement du site litteratureaudio.com et concernent une dizaine de déclamateurs différents.

On trouvera plus d’élément statistiques à partir du sommaire de l’application en ligne Interface:

https://www.claude-fernandez.com/declamation/sommaire.php

Nous considérons la situation idéale où tous les cas de liaison prononcés entraînent un enchaînement congruent de notre point de vue (notamment sans rencontre de voyelle ni de consonne au niveau des interfaces entre mots), conformément aux exemples indiqués. Les cas d'incongruité dus à la lettre de liaison elle-même, aux mots qu'elle relie... susceptibles d'entraîner diverses cacophonies (toujours de notre point de vue subjectif), ne sont pas intégrés dans ce tableau. ils seront commentés ultérieurement.

-V: voyelle
-C: consonne
-ind: indéterminé
-z, t, r, n: lettre de liaison
-e: e post-accentuel médio-tonique dans le flux
-taux/1000: taux pour 1000 interfaces
-prononcées: taux de liaisons prononcées pour 1000 interfaces
-%: pourcentage de liaisons prononcées

interfaceexempletaux/1000 prononcées%
Vz-Vlapins angoras29 2483
Vt-Vvint alors23 1565
Vr-Vmanger ensemble4 125
Vn-Vancien édifice9 9100
Cz-Vprofils étiques3 3100
Cez-Vballes égarées8 425
Cet-Vvivent ici1 indind
TOTAL77 5669

On dénombre un total de 85 liaisons potentielles jugées congruentes pour 1000 interfaces entre mots, soit environ 25 par page (en comptant 10 interfaces par ligne et 30 lignes par page). Le nombre de cas appartenant aux catégories principales du tableau ci-dessus correspondent à 77 pour 1000 interfaces, soit 91% des cas totaux. Parmi ces catégories prncipales, les liaisons prononcées correspondent à 56 pour 1000 interfaces (73% des liaisons potentielles) , soit environ 17 liaisons effectivement prononcées par page. Il faut cependant considérer qu’un certain nombre de ces cas concernent des liaisons que le lecteur satisfera obligatoirement, par exemple sur les articles les, des.., cas n’intervenant donc pas dans l’établissement d’un registre de langage. Concernant le registre de langage, ce sont surtout les taux de liaison t et r qu’il faut considérer. Les liaisons potentielles congruentes en n sont rares, presqu'uniquement représentées par des monosyllabes toujours prononcés.

Nous pouvons associer à ces cas les occurrences d'incongruité phonique, grammaticale, lorsque la liaison n'est pas prononcée.

IP: incongruité phonique (rencontres de voyelles)
IG: incongruité grammaticale (confusion de nombre ou genre)

interfaceexempletaux/1000non prononcé%
Vz-Vlapins angoras29 IP-IG 17
Vt-Vvint alors23 IP-IG 35
Vr-Vmanger ensemble4 IP-IG 75
Vn-Vancien édifice9 IP 100
Cz-Vprofils étiques3 IG 0
Cez-Vballes égarées8 IG 75
Cet-Vvivent ici1 IG ind


CACOPHONIE HÉTÉROVOCALIQUE OU HOMOVOCALIQUE SUR LIAISON

L'absence de prononciation d'une liaison détermine très souvent une rencontre de voyelles plus ou moins grave. Le cas le plus courant est une liaison potentielle selon un enchaînement VliV (voyelle - lettre de liaison - voyelle). L'on obtient généralement une cacophonie sur voyelles différentes (hétérovocalique), à notre sens, souvent assez peu préjudiciable à l'euphonie, cependant que l'on évitera dans un texte à l'euphonie soignée. Considérons quelques exemples.

le savant t imaginatif
(liaison prononcée -> enchaînement VCV an t i relativement congruent)

le savan(t) imaginatif
(liaison non prononcée -> cacophonie légère VV an i)

le dernier r hommage
(liaison prononcée -> enchaînement VCV congruent é r o)

le dernie(r) hommage
(liaison non prononcée -> cacophonie sensible VV é o relativement incongrue)

Les lettres de terminaison en r, n sont susceptibles d'entraîner des liaisons incongrues, donc des cacophonies vocaliques plus que les terminaisons z, s, x, t, ce que confirment les taux de liaisons potentielles de ces catégories dans le tableau.

Il existe cependant certains cas où la morphologie sonore des mots impliqués dans l'interface, plus que la lettre de liaison, détermine par elle-même une incongruité.

trop p étroit (liaison p congruente)

un loup p affamé
(liaison p incongrue -> cacophonie ou a si absence de liaison)

L'environnement phonique des syllabes en regard intervient également. La cacophonie engendrée est particulièrement dommageable s'il s'agit de la même voyelle ou de voyelles nasales proches.

mulet t écaillé
(liaison prononcée -> congruent)

mule(t) écaillé
(liaison évitée -> cacophonie homovocalique é é très incongrue)

un parent t ombrageux
(liaison prononcée -> congruent)

un paren(t) ombrageux
(liaison évitée -> cacophonie en on incongrue)

L’auteur tentera d’éliminer de son texte ces situations de liaison où les 2 options, prononciation ou évitement, s'avèrent incongrues, par exemple:

un loup famélique au lieu de un loup affamé


CACOPHONIE CONSONANTIQUE DE LIAISON

Il existe certains cas où la pratique de la liaison (congruente par elle-même) entraîne une cacophonie de consonne en raison de la conformation des mots environnant l'interface:

reçus z ensemble
(cacophonie en sz due au premier mot)

vêtements z usagés
(cacophonie en zz due au second mot)

vêtements z en solde
(cacophonie en zs due au second mot et permise par l'intercalation du monosyllabe en)

La cacophonie sur liaison est un type de cacophonie incontournable en lecture. Si l'on pratique la liaison, on commet une cacophonie sur consonne. Si on ne la pratique pas, on comment une cacophonie sur voyelle doublée d’une confusion grammaticale de nombre.

reçu(s) ensemble
(pas de liaison -> cacophonie en voyelle u en)

reçus z ensemble
(liaison -> cacophonie en consonne sz)

Le recours de l’auteur sera d’écrire une formulation proche, par exemple:

vêtements élimés au lieu de vêtements usagés
conjointement reçus au lieu de reçus ensemble
vêtements soldés au lieu de vêtements en solde

L'on peut obtenir, selon les mots impliqués, une cacophonie syllabique, cas particulièrement préjudiciable à l'euphonie.

les z usufruits
(prononciation de la liaison -> cacophonie syllabique zu zu)

Il dérivait t en tanguant
(prononciation de la liaison -> cacophonie syllabique tan tan)

On rencontre environ 4 cacophonies de liaison potentielles pour 1000 interfaces, soit environ une par page. Le taux de cacophonies consonantiques sur liaison atteint 13 % des cas totaux de cacophonies consonantiques.


CAS DE LIAISON CeliV SUR DÉSINENCE VESTIGIALE

Dans certains cas, la liaison (z ou t) peut se produire au niveau d’une désinence vestigiale précédée d'un e caduc post-accentuel. L’évitement conjoint de la liaison et du e post-accentuel par apocope (absence de prononciation) nous semble particulièrement malvenue en prose littéraire. En poésie classique, c'est une faute majeure, supprimant une syllabe. En revanche, la prononciation, même avec apocope du e, peut être considérée comme convenable en prose. C’est cependant la prononciation conjointe du e post-accentuel et de la liaison qui reste la plus congruente, nous semble-t-il, pour une prose de qualité littéraire. D'autre part, elle est quasiment obligatoire dans un environnement de consonnes multiples pour raison phonatoire.

pommes e z épluchées (CezV, soit CVCV -> congruent)

pomm' épluchées (CV pseudo-élision-> congruence phonique, mais très incongru sur le plan grammatical)

pomm' z épluchées (CzV, soit CCV -> convenable)

Comme pour toute prononciation de e post-accentuel dans le flux, on recommandera d’appuyer légèrement sur l’accent tonique précédent, et particulièrement dans le cas d'une liaison, ce qui améliore la distinction des mots.


CAS DE LIAISON SUR VIRGULE

L'éloignement de rapport syntaxique détermine généralement l'incongruité de la liaison. La présence d’une virgule - signifiant une charnière syntaxique d'importance secondaire - correspond souvent à une liaison potentielle incongrue pour raison de rapport syntaxique, mais c’est loin d’être absolu. Par ailleurs, la virgule n’implique pas obligatoirement un arrêt temporel si l’on suit l’Office Québécois pour la Langue Française ou le TLFi (Trésor de la Langue Française Informatisé), et donc permet potentiellement une liaison. En revanche, la prescription de l’Académie Française, stipulant que la virgule signifie obligatoirement une pause, interdit toute liaison. Dans la pratique, il nous apparaît plutôt qu’une charnière syntaxique au niveau d’une virgule gagne à être négociée, selon les cas, par une pause ou une simple inflexion vocale comme le suggèrent l’Office Québécois ou le TLFi.

Dans le cadre de l'écriture euphonique, nous introduisons un signe de coupe au lieu de la virgule pour signifier une inflexion vocale sans pause et ainsi laisser à la virgule son rôle consacré de pause courte conformément à la prescription de l'Académie. Présentement, nous éviterons d'utiliser cette pratique afin de nous focaliser sur la liaison.

En cas de pause à l’intérieur de la phrase, et même entre 2 phrases, au niveau d’une liaison potentielle, il nous apparaît qu’un arrêt temporel amoindrit quelque peu la cacophonie sur voyelles, mais ne la supprime pas.

[P]: pause courte.

Souven(t,) il venait
(inflexion vocale sans pause ni liaison t prononcée -> cacophonie sur voyelle, légère incongruité)

Souven(t), [P] il venait
(pause, pas de liaison -> cacophonie sur voyelle, incongruité très légère)

De surcroît, en cas de marquage de la virgule par un arrêt temporel sur un e post-accentuel ou une consonne brute, cela induit à l'intérieur de la phrase une cassure inopportune par une finale en pseudo e ammui asthéno-tonique (faiblement prononcé). Par ailleurs, la prononciation du e comme voyelle médio-tonique normale dans le flux au niveau d'une virgule nous paraît contestable, bien que ce soit obligatoire selon les règles de la poésie classique. Exemples:

Nous préférons le terme de médio-tonique au terme plus habituellement utilisé atonique pour caractériser la tonicité moyenne d'une syllabe dans le flux et réserver le terme atonique (littéralement: privé de tonicité) aux e non prononcés (émue, amoindrie...) selon la gradation:
-atonique: sans tonicité, non prononcé
-asthno-tonique: faiblement ou très faiblement tonique (e post-accentuel au niveau d'un arrêt temporel)
-médio-tonique (e post-accentuel dans le flux ou toute autre syllabe non accent tonique)
-forti-tonique (e accent tonique en début de mot ou en dernière syllabe ou encore en avant-dernière syllabe précédent un éventuel e post-accentuel terminal)


Fières(,) e z élégamment, paradaient les filles.
(inflexion vocale sans pause -> e médio-tonique, liaison z: obligatoire et conforme aux règles en poésie classique, néanmoins à éviter en prose comme en poésie)

Fièr(es), [P] élégamment, paradaient les filles.
(pause, e ammui pseudo-cacophonie, confusion grammaticale -> incongru)

Fier(s), [P] ils paradaient
(pause -> e ammui asthéno-tonique pseudo-cacophonie, confusion grammaticale -> très incongru)

Fiers(,) z ils paradaient
(inflexion vocale sans pause et liaison z -> congruent)


LIAISON ASSOURDIE

L’audition de nombreuses déclamations de la part de mes confrères m’a montré que certains parvenaient naturellement à gommer dans une certaines mesure les cacophonies consonantiques et l’effet négatif que pouvaient produire certaines liaisons à la limite de la congruence (notamment les liaisons en t). Cet effet est apparemment obtenu par une prononciation plus sourde de la consonne de liaison, créant ce qu’on pourrait nommer une liaison assourdie. L’obtention de ce résultat peut requérir une certaine virtuosité ou résulter d’une grande expérience de la déclamation. On notera que la conformation phonique de la consonne r la rend plus propice à une prononciation assourdie que la dentale t. Voici quelques exemples typiques où peut s'appliquer la liaison assourdie:

Ils venaient et mangeaient.
Subitement, il se leva.
manger en silence


EXPÉRIENCES DE LECTURE SUR LES LIAISONS

Nous proposons une petite expérience de lecture sur un fragment textuel varié pour la circonstance selon diverses particularités concernant les liaisons (déclamation par la poétesse Josyane Moral-Robin). Chacun pourra se livrer également à une lecture orale ou subvocalisante (intérieure).

Ces essais expérimentaux très ponctuels sont naturellement insuffisants pour tirer des conclusions solides, ils procurent cependant un aperçu concret sur l'aspect phonique des liaisons selon les diverses configurations et selon le traitement oral.

Version avec liaisons prononcées
Le texte (ci-dessous) dans un registre de langage élevé, présente les types les plus courants de liaison que l'on peut considérer commme congruentes, sauf toutefois les liaisons les plus obligées sur des déterminants (les, des, ces, un) et les liaisons les moins spontanées sur virgule. Il ne comporte par ailleurs aucune rencontre de voyelles. Les lettres de liaison ont été graissées. La déclamatrice a reçu la consigne de prononcer toutes les liaisons.
Ces curieux humains, constamment affairés, ne se déplaçaient que pour la satisfaction de leurs impérieux désirs. Chacun pouvait à son gré contracter liens personnalisés, partager avec autrui corporéité, sinon virtualité. C’est ainsi que tous étaient satisfaits et réjouis. Nul ancien habitant ne s’en fût offusqué.
Notons qu'une version sans la didascalie de graissage entraînait l'omission par la déclamatrice de certaines liaisons. Cette observation peut signifier le caractère artificiel par nature des liaisons ou, plus sûrement à notre avis, c'est l'absence de signe invitant à les pronocer qui en est la cause. De fait, la didascalie résout le problème.
L'audition de l'enregistrement, nous semble-t-il, confirme le caractère très congruent de toutes ces liaisons.

Version sans liaison prononcées
Cette version sans liaison prononcée est textuellement identique à la précédente. Notons qu'apparaît de ce fait une confusion grammaticale irréductible (leurs impérieux désirs). La déclamatrice a reçu comme consigne de ne prononcer aucune liaison.
Ces curieu(x) humains, constammen(t) affairés, ne se déplaçaient que pour la satisfaction de leur(s) impérieux désirs. Chacun pouvai(t) à son gré contracter liens personnalisés, partage(r) avec autrui corporéité, sinon virtualité. C’es(t) ainsi que tous étaient satisfait(s) et réjouis. Nul ancien(n) habitant ne s’en fû(t) offusqué.
Il est apparu que cet enregistrement à requis de nombreux essais, la déclamatrice éprouvant une grande difficulté à éviter de prononcer les liaisons. Cette première observation pourrait montrer le caractère positif ressenti lors de la prononciation de ces liaisons, mais tout autant, sinon plus, l'imprégnation par l'habitude.

De surcroît, s'est manifestée de la part de la déclamatrice une tendance naturelle à remplacer certaines de ces liaisons par des substituts d'aspiration plus ou moins marqués, comme en témoigne l'enregistrement suivant obtenu pourtant après plusieurs essais (aspirations indiquées par des *).
Ces curieu(x) *humains, constammen(t) *affairés, ne se déplaçaient que pour la satisfaction de leur(s) impérieux désirs. Chacun pouvai(t) *à son gré contracter liens personnalisés, partage(r) avec autrui corporéité, sinon virtualité. C’es(t) ainsi que tous étaient satisfait(s) et réjouis. Nul ancien(n) habitant ne s’en fû(t) offusqué.
Concernant l'auditeur, l'impression négative ressentie à l'audition de cette version évitant les liaisons semble évidente (toutefois probablement variable selon les auditeurs). Est-elle consécutive d'une configuration phonique intrinsèquement génératrice de malaise ou est-elle acquise, d'origine culturelle, sans que nous le conscientisions? Nous allons tenter de dégager les facteurs intervenant dans l'impression ressentie par quelques expériences complémentaires.

Version comportant uniquement des rencontres sur voyelles différentes sans liaison potentielle
Cette version ne comporte aucune liaison (ex: venait ici), mais un grand nombre de rencontres sur voyelles naturelles déterminant des cacophonies hétérovocaliques uniquement (ex: où il, matin oublié , mais non pain onctueux ni à avoir), c'est-à-dire les rencontres de voyelles a priori les moins dommageables pour l'euphonie. Ces rencontres sur voyelles ont été surlignées en jaune pour le lecteur de cet article, mais non pour la déclamatrice, ce qui ne lui aurait été d'aucun intérêt.

L’humain, outré amèrement, sans gêne ainsi œu vra irrésistiblement. Fier, il suivait sa dignité identitaire. Chacun avait capacité à être uni par une affinité amicale. Or, au sein de la communauté, nul ici n’aurait senti offuscation ni humiliation.


Il nous faut admettre que la déclamation de ce texte, malgré une concentration de rencontres sur voyelles largement supérieure à la normale (dont une double: capacité à être) ne choque pas, contrairement à ce qu'on pouvait attendre. Cette constatation nous incline à reconnaître que la gêne introduite par les rencontres sur voyelle au niveau des liaisons pourrait être largement conditionnée par l'habitude.
Elle pourrait aussi signifier que, précédemment, l'aspect désagréable de la déclamation évitant les liaisons, pourrait être dû essentiellement aux confusions ou indéterminations grammaticales de genre ou de nombre plutôt qu'aux rencontres de voyelles elles-même.

Version comportant uniquement des rencontres sur voyelles nasales différentes sans liaison potentielle
De manière comparative, cette version peut nous permettre d'apprécier si les rencontres sur nasales hétérovocaliques (ex: action ambitieuse) apparaissent dommageables pour l'euphonie.
L’humain entêté se distingua selon un désir impérieux. Chacun induisait dilection, intention intime. Or au sein de la communauté, nul ici n’aurait dessein ennuyeux d’humilier, d’offusquer. Le destin en s’accomplissant, les soumettait.
Le désagrément nous semble perceptible, néanmoins sans outrance. Il nous paraît cependant difficile d'évaluer si c'est la densité globale de voyelles nasales plutôt que leur rencontre qui est responsable de ce léger effet négatif.

Version comportant uniquement des rencontres sur voyelles identiques sans liaison potentielle
Cette configuration textuelle comporte des rencontres sur consonnes identiques, en excluant les nasales afin de mieux percevoir la spécificité de l'homovocalisme.
L’homme aussi inassouvi soit-il souvent, se distingua avantageusement bien qu’il fût si peu heureux. Même un bedeau honorable avait prêté son cou ouvertement, sans révolte à son joug. Sans nul souci, ignorant l’humiliation ombrageuse’ on pouvait s’aimer. Chacun trouvait son dû uniquement sans la moindre offuscation.
Le résultat oral négatif créé par les rencontres homovocaliques nous paraît assez nettement perceptible sur le plan euphonique. Dans cet effet n'intervient aucune ambigüité grammaticale de genre ou nombre. En revanche, on conçoit que la continuité sonore de voyelles identiques oblitère la limite entre les mots et gêne donc la compréhension.

Version comportant uniquement des liaisons obligées
sur déterminants, adjectifs démonstratifs,
possessifs... prononcés
Nous pouvons tester l'influence des liaisons dues à certains déterminants monosyllabes (les, des, un, nos, vos...).
Les humains, gênés par des ennuis persistants, ne pouvaient satisfaire un irréfléchi désir. Nos engagements, constatons-le, nous en empêchent. Des affinités sont possibles. Néanmoins, nul, généralement, ne peut trouver son alter ego. L’échec n’est pas imputable à cette impossibilité.
Le résultat apparaît très congruent, sous réserve que les liaisons en z ne soient pas trop nombreuses, et surtout consécutives. Cet effet négatif possible de densité, comme pour les sonorités nasales, n'est pas imputable à la nature de la liaison par elle-même.

Version avec liaisons obligées non prononcées sur déterminants, adjectifs possessifs... sans autre liaison potentielle
Dans cette version, identique textuellement à la précédente, les liaisons ne sont pas prononcées.
Le(s) humains, gênés par de(s) ennuis persistants, ne pouvaient satisfaire u(n) irréfléchi désir. No(s) engagements, constatons-le, nou(s) e(n) empêchent. De(s) affinités sont possibles. Néanmoins, nul, généralement, ne peut trouver so(n) alter ego. L’échec n’est pa(s) imputable à cette impossibilité.
Le résultat de cette absence de prononciation sur les liaisons apparaît très choquante, bien que la prononciation en soit kinesthésiquement aisée.
Plus difficile est de trouver l'explication de ce résultat oral. L'on peut affirmer que les rencontres de voyelles engendrées ne sont pas par elles-mêmes cacophoniques dans la mesure où l'enregistrement antérieur (sur les rencontres hétérovocaliques) apparaissait congruent. Il n'est pas possible non plus d'affirmer que l'absence de liaison crée une confusion grammaticale de nombre puisque, justement, le déterminant, est là pour l'indiquer.
L'on pourrait possiblement alléguer un sentiment intuitif de logique grammaticale qui pousserait à décliner les termes les plus étroitement associés au substantif. En ce qui concerne l'impression ressentie, elle est certainement conditionnée par l'habitude.

Version sans aucune liaison potentielle ni rencontres de voyelles
Nous terminerons sur une version qui ne contient textuellement aucune liaison potentielle ni rencontre de voyelle afin de la comparer à la première version (comportant des liaisons congruentes prononcées).
Chaque humain, constamment surmené, se déplaçait pour satisfaire un désir impérieux. Tous pouvaient contracter sans problème un lien d’amicité, corporel ou virtuel. Parmi la communauté, nul, satisfait de ses relations, ne ressentait la moindre humiliation ni la minime offuscation.
À notre sens, cette version pourrait être la plus congruente sur le plan euphonique, quoique la différence apparaît, nous semble-t-il, peu marquée avec la version comportant des liaisons prononcées. Cependant, la première version avec liaison, possiblement, pourrait traduire un certain cachet d'élégance que cette dernière ne possède pas ou bien serait-elle moins congruente en raison de ses liaisons? Nous laissons cela à l'appréciation de chacun. On remarquera en dernier lieu que la version sans rencontres naturelles sur voyelles comporte par voie de conséquence un grand nombre d'élisions, qui créent une concaténation du discours et une plus grande fréquence d'interfaces VC ou CV entre les mots, possiblement propice à l'euphonie.

Précisons en dernier lieu, qu'en dehors des rencontres sur voyelles introduites volontairement à titre d'expérimentation, ces textes obéissent aux autres préconisations de l'écriture euphonique pour la prose (principalement absence de rencontres sur consonnes, absence de e post-accentuels dans le flux pour la prose, limitation des syntagmes à 19 syllabes).

Là-dessus, de la même manière que nous avions évité les e post-accentuels dans le flux, pour la raison notamment qu'ils représentent des voyelles tampon artificielles évitant les rencontres sur consonnes, l'on pourrait considérer que les liaisons constituent des consonnes tampons artificielles évitant les rencontres de voyelles, donc malvenues elles aussi. On s'orienterait vers une écriture parfaite, rigoureusement propre sur le plan euphonique, qui ne comporterait ni liaison ni e post-accentuel dans le flux et naturellement ni rencontres sur consonnes ou voyelles, ni confusions grammaticales. Le dernier texte ci-dessus en serait l'illustration, cependant en pratique une telle écriture serait extrêmement contrainte, voire impraticable.


L'ÉVITEMENT DES RENCONTRES ENTRE VOYELLES EXPLIQUE-T-ELLE LA PRONONCIATION DES LIAISONS?

Les liaisons évitent généralement les rencontres entre voyelles, mais est-ce pour une raison de congruence phonique? C’est l’interrogation qui constitue le titre de l’article d'Yves Charles Morin.

Selon ce que rapporte l'auteur dans cet article, la genèse historique des liaisons semble indépendante d'une quelconque intention d'éviter les rencontres entre voyelles (travaux de Gougenheim). On connaît cependant en biologie évolutive des organes qui ont changé de fonction (phénomène de pré-adaptation).

En matière de cacophonie et d'euphonie, les relations entre l'impression ressentie et les aspects culturel, intellectuel, sonore, voire visuel (en rapport avec la graphie), sont complexes. En témoigne notamment la différence d'impression produite par les rencontres sonores inter-lexicales (entre les mots) ou intra-lexicales (à l'intérieur des mots) en ce qui concerne les consonnes essentiellement.

Il est certain que l”observance des liaisons caractérise (à raison ou à tort) un registre de langage jugé plus élevé, plus noble, alors que l’inverse induit un langage jugé plus prosaïque, voire argotique. Il est de fait que le langage populaire oblitère les liaisons (comme il apocope souvent les e caducs). Ces liaisons correspondent souvent à des désinences historiques accessibles aux seuls lettrés (du moins aux lecteurs qui possèdent de bonnes notions en orthographe), ce qui peut expliquer l’impression ressentie de langage noble plus que la congruence phonique en elle-même. Et ce qui expliquerait la pratique des liaisons devenue marqueur social. Cependant, l’apocope des e caducs, caractérisant le langage relâché, ne fait appel à aucun prérequis culturel. Également, les cas de cacophonie sur voyelle identique ou même sur des voyelles nasales proches, nous semble-t-il, peuvent être difficilement contestés.

A contrario, on peut remarquer que les rencontres entre voyelles n’engendrent pas de gêne phonatoire contrairement aux rencontres entre consonnes, lesquelles n’ont jamais constitué un marqueur de langage dévalué. La poésie, qui rend obligatoire les liaisons pour éviter les rencontres sur voyelles, se soucie très peu des cacophonies sur consonnes. On peut observer aussi que la poésie exclut artificiellement certaines rencontres sur voyelles en raison d’une élision sur un e vestigial en fin de mot (étourdie, parvenue…), ce qui amène à douter que la proscription des rencontres sur voyelles corresponde réellement à un souci d'euphonie.

Sur le plan esthétique, il nous semble que l'on a exagéré la nuisance phonique engendrée par les rencontres de voyelles, notamment par comparaison avec les rencontres de consonnes, à notre avis plus dommageables. Il est assez remarquable que l'expérience subjective de déclamation phonique à laquelle nous nous sommes livré, quoique sommaire, rejoigne assez bien les analyses historiques des linguistes et leur interrogation consécutive sur le bien-fondé de l'évitement des rencontres sur voyelles.

La phobie des hiatus, selon la définition du terme à notre avis très contestable qu'en établit la poésie classique, ressemble parfois à une religion chez certains versificateurs, plus amateurs d'exercices scripturaux intellectuels que soucieux du résultat oral. Il est remarquable de constater que cette intransigeance à l'égard des cacophonies sur voyelle (néanmoins à géométrie variable) s'accomode de cacophonies consonantiques quasiment imprononçables, mais tolérées du moment qu'elles ne sont pas proscrites par les règles de versification.

En dernier lieu, il n'est pas certain que la prononciation des liaisons concoure à mieux percevoir le discours, hors les cas d'homovocalismes (voyelles identiques). Elle permet de séparer les deux voyelles appartenant à deux mots différents, mais elle crée une concaténation qui peut être génératrice de confusion sémantique, aussi gênante pour l'auditeur que la coalescence des voyelles.

Sur le plan pratique, pour l'auteur ou le déclamateur, l'euphonie (dont nous avons déjà indiqué les limites) n'est pas la seule variable déterminante de l'écriture ou de la lecture, même en dehors du contenu sémantique. Elle doit composer avec les éléments d'ordre grammatical, structurel et culturel du langage, tout aussi légitimes et en tous cas dont la réalité s'impose. Cet ensemble de facteurs est partie intégrante de l'impression ressentie par le lecteur et l'auditeur, couplée à son appréciation d'ordre intellectuel et idéologique, lato sensu. Et s'il est une règle en matière de jugement affirmé, pensons-nous, c'est que l'idéologie prime toujours sur toute autre caractéristique, surtout esthétique.


DIDASCALIE SUR LES LIAISONS

Nous terminerons par un essai de didascalie visant à pallier l’absence de signe indiquant au lecteur la nécessaire prononciation des liaisons - laquelle indique opportunément certains cas de h muet. Il s'agit de la variante de didascalie la plus efficace que j'aie pu essayer parmi d'autres (coloration, graissage...), mais pas obligatoirement la mieux acceptée par le lecteur.

Sans modifier l’orthographe des mots - ce que l’on ne pourrait se permettre - il est possible d’intercaler une didascalie permettant à l’auteur, selon son souhait légitime, d’indiquer au lecteur les liaisons dont il juge, lui, auteur, la prononciation nécessaire, cela pour établir le registre de langage propre à son texte, en particulier pour les dialogues. C'est un cas similaire à l'apocope des e post-accentuels par l'emploi des apostrophes (notamment dans l'écriture des paroles de chanson). Cette didascalie des lettres de liaison nous semble efficace même en subvocalisation (lecture intérieure).

Lorsqu’il est convenu que toutes les liaisons doivent être prononcées (cas de la poésie classique ou de l'écriture euphonique), cette disposition permet que le lecteur n’en oublie aucune (ce qui, nous l'avons vu, n'est pas facile). Une telle initiative, s’apparentant aux annotations pratiquées par les acteurs-déclamateurs, aurait certainement une utilité pour lutter contre la désuétude de prononciation sur les liaisons. En revanche, son utilisation dans les textes édités à l'intention du public apparaît difficilement envisageable.

Ces curieux z humains, constamment t affairés, ne se déplaçaient que pour la satisfaction de leurs z impérieux désirs. Chacun pouvait t à son gré contracter liens personnalisés, partager r avec autrui corporéité, sinon virtualité. C’est t ainsi que tous étaient satisfaits z et réjouis. Nul ancien n habitant ne s’en fût t offusqué.


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