ACCENTS TONIQUES
DANS L’ALEXANDRIN CLASSIQUE

Pour l’auteur-déclamateur que je suis, il est important d’apprécier dans quelle mesure le marquage des accents toniques peut ou non améliorer la prestation déclamatoire. L’auteur, quant à lui, peut s’interroger sur la pertinence de certaines préconisations au niveau de l’écriture relativement aux accents toniques.

Nous allons considérer successivement ces différents points illustrés vocalement par la déclamatrice Josyane Moral-Robin.


GÉNÉRALITÉS SUR LES VARIATIONS SONORES DANS LE DISCOURS LITTÉRAIRE

Le discours littéraire varie en intensité, hauteur, durée, ce qui détermine, en y ajoutant les partiels, l’intonation et les accents toniques (syllabes où le son est amplifié en intensité ou/et modifié en hauteur, longueur). La répartition particulière des accents toniques dans certaines formes littéraires (poésie) peut constituer une scansion (rythme).

En langue française, les accents toniques sont essentiellement des accents de force et l'on considère qu’ils sont assez peu marqués par rapport à d’autres langues européennes. En conséquence, la notion de scansion a priori s’applique assez peu.

La poésie française est syllabique - ce qui est consécutif de ses règles. Nous verrons dans quelle mesure les notions d’accents toniques et de scansion peuvent s’y appliquer.


CONSIDÉRATIONS PRÉALABLES SUR LES ACCENTS TONIQUES

En premier lieu, si l’on considère un mot isolément, on peut distinguer un accent initial possible sur la 1ère syllabe: accent d’attaque (accent secondaire)

Ex: sémaphore ce sera la sylabe "sé"

ou bien l'on peut rencontrer, le plus souvent, un accent tonique terminal possible (accent primaire):

-soit sur la voyelle finale si le mot se termine par un son vocalique affirmé, avec ou sans consonne finale

-soit sur l’avant-dernière syllabe si la dernière syllabe correspond à une syllabe dont la finale est en e prononcé faiblement (e post-accentuel)

Voici quelques exemples illustrant ces possibilités:



Point de vocabulaire pour terminer cette partie: Pourquoi l’appellation de e post-accentuel plutôt que celle de e caduc? plus habituelle. Le terme e post-accentuel nous paraît préférable car dans le genre poétique qui nous concerne, il n’existe pas de e caduc (le e en fin de vers est un e fortement ammui, mais non caduc). En outre, le terme de e post-accentuel caractérise une structure lexicale alors que le terme e caduc peut s’appliquer aussi bien à un e intralexical (comme dans “naturellement”) ou un e de proclitique (de, ce me, le…). Il indique une situation où le e est fragilisé dans des structures différentes.

Les autres syllabes non accentués sont souvent nommées "atones". Nous éviterons cette appellation quelque peu ambiguë car ces syllabes ont une tonicité moyenne (et non nulle), d'où, préférentiellement les appellations suivantes pour caractériser la tonicité de chaque type de syllabe:

tonicité forte (forti-tonique): accent tonique
tonicité faible (asthéno-tonique): e terminal avant un arrêt temporel
tonicité moyenne (médio-tonique): autres syllabes non accent tonique


SCANSION ET ACCENT TONIQUE

Dans un syntagme, il apparaît souvent un phénomène de report de l’accent tonique en des points plus ou moins éloignés. Ainsi, tout accent tonique potentiel ne l’est pas obligatoirement selon sa position dans le syntagme. c’est ce qui détermine une scansion (pas toujours régulière), relative à un syntagme et non à un mot par lui-même. On donne parfois le nom d'accent de groupe à ces accents réellement marqués à la fin d'un groupe de mots.

Exemple ci-dessous. La syllabe “tin” du mot “matin” est accent tonique dans le 1er syntagme et ne l’est pas dans le second (car ici “froid” détermine la limite du groupe nominal). En poésie, il peut y avoir souvent report de l’accent tonique en fin d’hémistiche.







ACCENTS TONIQUES MINIMAUX ET SURAJOUTÉS

Analysons plus en détail les possibilités de scansion par placement des accents toniques sur des vers classiques. On prendra comme exemple un sonnet composé d’alexandrins tous balancés, présentant une césure centrale: le poème Antéros de Gérard de Nerval. Et on se limitera à la première strophe sur laquelle j’ai noté les accents toniques les plus congruents. Nous allons expliquer plus avant la légende des indications sur cette planche.





Accents toniques minimaux

Observons en premier lieu qu’un accent tonique à la fin de chaque hémistiche (figuré en orange) correspond au rythme propre de l’alexandrin. L’accent terminal à la fin du vers n’est pas absolument indispensable, puisque cette fin de vers est signifiée par arrêt temporel. En revanche l’accent tonique au niveau de la césure peut être considéré comme quasiment obligatoire pour que le vers apparaisse bien oralement comme un alexandrin balancé à césure centrale.

Accents toniques surajoutés

Des accents toniques supplémentaires définissant une scansion peuvent être surajoutés (figurés en blanc). ce ne sont pas tous les accents surajoutés possibles, mais ceux qui apparaissent les plus congruents. On pourrait penser qu’il y ait une certaine indétermination pour placer ces accents, en fait, assez peu, nous semble-t-il.

On peut noter chaque combinaison d’accents toniques surajoutés par 2 chiffres (en gras ici),

-le premier chiffre représente le rang de l’accent tonique surajouté dans le 1er hémistiche (0 indique l’absence d’accent tonique surajouté)
-de même, le second chiffre représente le rang de l’accent tonique dans le 2er hémistiche.

Par exemple, pour le premier vers



ce qui donne pour l'ensemble du quatrain:




ÉLÉMENTS STATISTIQUES SUR LES ACCENTS SURAJOUTÉS

Et voici quelques éléments statistiques relatifs à 397 alexandrins classiques balancés choisis du 17e au 19e siècle. Attention, ces résultats ne fournissent pas des fréquences constatées pour des accents toniques sur des déclamations réelles, mais représentent des possibilités de scansion congruentes potentielles que j’ai moi-même testées. Comme je l’ai dit précédemment, il ne m’est pas apparu tellement d’indétermination pour l’établissement de ces accents.




Remarquons qu’aucune valeur n’est donnée pour la position 6 (dernière syllabe de chaque hémistiche en orange ici) car elle ne correspond pas à un accent surajouté, mais à l’accent tonique définissant la scansion minimale de l’alexandrin.


QUELQUES RÈGLES DE DISTRIBUTION DES ACCENTS TONIQUES SURAJOUTÉS

Quelques règles fondamentales apparaissent dans la distribution des accents toniques surajoutés:

-Tropisme vers le centre de l’hémistiche

Un accent supplémentaire congruent occupe généralement les positions 1,2,3,4 dans le 1er hémistiche et 2,3,4 dans le second. La position la plus naturelle est 3 au centre de l’hémistiche et les moins favorables à proximité d’un accent obligatoire (hémistiche ou fin de vers). Il semble que l’espace idéal entre 2 accents toniques soit de 2 syllabes, en-deçà et au-delà, les positions deviennent inconfortables.

La position centrale 3 constitue un tropisme évident (surtout pour le 2ème hémistiche) ce qui traduit l’incompatibilité d’un accent tonique avec les limites de l’hémistiche, marquées elles-mêmes par un accent tonique.

Ce tropisme de la position centrale 3 ne ne semble pas correspondre à une tendance d’ordre esthétique, mais résulte plutôt de la structure lexicale naturelle du discours défini en grande partie par le nombre de syllabes des mots.

D’autre part, remarquons que ces positions centrales 3 pourraient définir des structures qui ressemblent à des pseudo-tétramètres anapestiques (2 brèves, une longue) en assimilant la syllabe tonique à une longue. Il faut cependant rester prudent sur cette comparaison car un accent tonique en français se traduit assez peu par un allongement de la syllabe.

Maintenant, concernant la scansion régulière 33, qui pourrait paraître définir un vers découpé en 4 parties égales (4 tétramètres anapestiques), elle est loin d’être dominante. Dans notre tableau, rien n’indique la simultanéité de la position 3 dans le 1er et le 2ème hémistiche. Par exemple, la valeur de la position 3 pour le 1er hémistiche pourra correspondre aux scansions 30, 32, 33, 34. Le pourcentage de scansion 33 est fourni par le traitement plus poussé de cette statistique. Elle est environ de 17 % contre 13 % tout de même pour la scansion 03 et 10 % pour la scansion 23, notamment. Ce pourcentage relativement modeste de 17% pour la scansion 33 si on le compare aux fréquences des positions 3 pour chaque hémistiche (36 et 47) montre que si un vers possède un accent surajouté dans le 1er hémistiche, il n’en possède généralement pas dans le second hémistiche et réciproquement.

-Cas des alexandrins sans accents toniques surajoutés

Il semble que les positions en 0 sont courantes, surtout si le contenu concerne en majorité des monosyllabes “proclitiques”. Le scansion 00, en particulier, est celle qui correspond le mieux à la mise en évidence du rythme propre de l’alexandrin.

Elle correspond à une fréquence de 5%, mais attention c’est parce que j’ai choisi ici de surajouter des accents toniques supplémentaires. Dans la réalité, on peut très bien lire tout un poème sans aucun accent tonique surajouté.

-Accent tonique fortement souhaitable pour les mots terminés en e post-accentuel

C’est une constatation essentielle qui influera sur l’écriture.

Dans l’exemple suivant, le e post-accentuel de la syllabe “de” à la fin du mot “demande” apparaît plus congruente à la déclamation si l’accent tonique précédent “man” est marqué.

Pareil dans le vers suivant avec le mot “quelque”





Un autre avantage au marquage de l’accent tonique avant un e post-accentuel est d’éviter les confusions sémantiques comme nous le verrons plus loin.

-Impossibilité de succession de 2 accents toniques

En revanche la position 5 est quasiment inconcevable, et 1 pour le 1er hémistiche. 2 accents toniques ne peuvent se suivre, sauf en cas de ponctuation spécifique.

Si la position 1 du 2ème hémistiche est occupée par un dissyllabe dont la 2ème syllabe comporte un e post-accentuel, il y aura difficulté à marquer l’accent tonique de ce mot.

Nous en avons un exemple dans le quatrain d’Astéros:





La syllabe “con” du mot "contre" devrait être préférentiellement accent tonique, ce qui ne peut être le cas en raison de la proximité de “dards”, accent tonique aussi, en fin de premier hémistiche. Et c’est même plutôt la syllabe “tre” de "contre" qui risque d’être appuyée malencontreusement à la déclamation. Il s’ensuit, de surcroît, une confusion avec la possibilité sémantique “contre eux” ("eux" pronom personnel et non artticle) comme indiqué ci-dessous:




Nous avons ci-dessous un autre exemple de cette impossibilité de 2 accents tonique contigus.





Le 2ème vers apparaît plus congruent à la lecture que le premier impliquant 2 accents toniques contigus.

-Non-congruence des successions de 3 accents toniques

Les cas de 3 accents toniques (donc 2 surajoutés) par hémistiches sont possibles théoriquement, mais peu congruents.

On en a un exemple ici.





Cette conformation avec 3 accents dans le 1er hémistiche “cris” poings” et “dieu” est possible, mais la suivante paraît largement préférable avec un accent d’attaque initial sur "cris" et un accent minimal obligatoire en fin d’hémistiche sur "Dieu"


-Accent tonique comme substitut de la ponctuation





L’accent tonique peut jouer le rôle de marquage syntaxique facilitant la compréhension du texte en concomitance avec l'intonation. Dans ces exemples: accent sur "Ah" et "vah" de "Jehovah".

Bien d’autres caractéristiques peuvent expliquer la distribution spécifique des accents toniques, nous resterons limités à celles qui nous intéressent, eu égard au but proposé dans cette analyse.


RÉSUMÉ DES FACTEURS RÉGISSANT LA DISTRIBUTION DES ACCENTS TONIQUES SUPPLÉMENTAIRES




CONSÉQUENCES POUR LA DÉCLAMATION

En ce qui concerne la déclamation, plusieurs possibilités s’offrent au premier abord

-gommer plus ou moins tous les accents toniques

-réaliser une scansion minimale correspondant à la fin de chaque hémistiche

-surajouter des accents toniques possibles

Éliminons immédiatement la 1ère solution qui ne correspond pas à une scansion définisant l’alexandrin.

Il nous reste les 2 autres possibilités que nous allons essayer par la voix de notre partenaire de déclamation.

-Déclamation avec accents toniques minimaux en fin d’hémistiche





L’avantage de cette déclamation est qu’elle met en relief le mieux possible la spécificité métrique de l’alexandrin, mais elle engendre une certaine monotonie. Et surtout, l’inconvénient majeur, c’est que les e post-accentuels passent beaucoup moins bien. Vous avons vu en effet que ces accents toniques étaient fortement souhaitables. Conséquence, cette déclamation détermine des plages rythmiquement neutres qui ne mettent pas en relief les mots, ce qui nuit à la perception du sens et entretient plus difficilement l’attention de l’auditeur.

-Déclamation avec accents toniques supplémentaires





Dans ce cas, la lisibilité rythmique de l’alexandrin est plus ou moins altérée.

En revanche, la perception du sens est facilité par une mise en relief plus accusée des mots, ce qui évite les confusions sémantiques (assez nombreuses en langue française, il faut bien l’avouer).

Également les e post-accentuels passent mieux, comme nous l’avons dit, si on renforce un peu l’accent tonique précédent.

Les accents toniques supplémentaires peuvent réaliser un marquage syntaxique suppléant oralement à la ponctuation, ce qui facilite la compréhension.

D’une manière générale, la déclamation paraît plus animée, plus vigoureuse, ce qui contribue à capter l’intérêt des auditeurs.

Toutefois, si la scansion est trop appuyée, elle monopole trop par elle-même l’attention de l’auditeur (en tant que rythme qui prévaut toujours sur le sens) et en ce cas la perception du sens peut être amoindrie.

En définitive, il faut nuancer le marquage des accents temporels surajoutés pour en tirer les qualités et en éviter les défauts. Se limiter structement aux accents toniques liés aux e post-accentuels paraît être une solution idoine.

En conclusion de cette partie, on peut s'interroger sur la pertinence de toutes ces considérations pour le déclamateur et l’auteur.

En effet, sur le plan pratique, il est difficile de maîtriser le marquage de la scansion. La réalisation s’appuie plutôt sur l’habitude et l’intuition et elle est propre à la personnalité de chaque déclamateur. Il convient néanmoins pour le déclamateur de s’interroger sur le sujet afin d’orienter sa déclamation vers la qualité artistique optimale. Une pratique artistique, quelle qu’elle soit, n’est jamais entièrement intuitive ni entièrement consciente. Elle évolue et s’améliore par une interaction et une intégration de ces deux mécanismes psychiques.


PRÉCONISATIONS CONCERNANT L’ÉCRITURE

L’incidence au niveau de l’écriture consiste à éviter les cas d’impossibilité ou de position inadéquate pour les accents toniques.

-Dissyllabe terminé par un e post-accentuel après la césure:





-Plusieurs mots à e post-accentuel dans un hémistiche:

Il est fortement conseillé de limiter à un seul le nombre de mots à e post-accentuel par hémistiche (non compris le e post-accentuel en fin de vers) pour une raison d'ordre rythmique.

Voilà un exemple:





Ces cas de e post-accentuels multiples dans un hémistiche sont cependant rarissimes en raison des limitations d’espace imposées par l’alexandrin.


CONCLUSION

In fine, la considération des accents toniques présente un intérêt d'ordre pratique, autant pour le déclamateur que pour l'auteur. Une bonne gestion de ces accents permet assurément d'améliorer la lecture et l'écriture des alexandrins.


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