THÉORIE DES TROIS PERCEPTIONS

   Il m'apparaît trois aspects fondamentaux sous lesquels le Monde peut être perçu par la conscience:
   -la première, la plus évidente, est la perception utilitaire ou fonctionnaliste. Tout objet existant est vu dans son rapport avec sa signification, son fonctionnement. Par exemple une cuillère est un objet conçu en vue d'une utilité. Lorsque nous voyons une cuillère, nous ne pensons pas à l'aspect brut de la cuillère, mais à ce qu'elle représente par son fonctionnement. L'objet devient un signe, un concept matériel signifiant (bien qu'il soit vu avec sa forme objective). De même un objet naturel acquiert une signification par la place qu'il occupe dans la structure de l'Univers, par exemple une racine est un organe végétal dont le rôle est de nourrir la plante. Un étoile n'a pas de rôle, mais elle a un fonctionnement et des caractéristiques, sa place se définit par rapport à la Galaxie à laquelle elle appartient. La science permet de situer l'objet, de lui communiquer une signification.
   -La seconde perception est la perception esthétique. Dans ce cas, l'objet n'est pas vu dans son fonctionnement, mais dans sa formeau sens large, ses caractéristiques propres. Par exemple, la cuillère, surtout si elle est ouvragée, interpelle notre sens esthétique en plus de la perception utilistaristedont elle est l'objet. Une décoration pure, par exemple les rinceaux d'un entablement, en revanche, ne font intervenir que la perception esthétique
   -la troisième perception est la vision brute des objets comme matière. C'est la vision du Dasein définie par Heidegger ou de Roquentin, le héros de la Nauséede Sartre. Dans cette perception, toute structure existante perd sa signification, qu'elle soit esthétique ou fonctionnelle, et ne vaut que par la matière qu'elle représente. Ainsi le monde tel que le voit le Dasein apparaît fondamentalement incohérent, sans signification. Aucune explication scientifique ni de regard subjectif n'ont de prise sur lui.
   
   Par rapport à la perception fonctionnaliste, la perception esthétique, qui est selon nous la perception de la structuration de l'objet, introduit une nouvelle valeur. Si celle-ci est négative, le monde apparaît sous l'aspect de la disharmonie, de l'Incongruité, notion que l'on différentiera de la nausée sartrienne ou de la vision du dasein engendrée par l'existence brute de la Matière. Dans l'absolu, un être ou un objet, privé de la référence fonctionnaliste, est absurde. S'il est privé d'une esthétique positive, il est disharmonieux. Le point fondamental de notre philosophie consiste à observer qu'une structuration positive (un monde beau, des êtres beaux) permet de masquer la vision brute du monde et ainsi de le rendre acceptable pour la conscience, d'où son importance dans le cadre d'une philosophie humaniste. Cette philosophie permet de réintroduire le concept de Beauté à l'intérieur de la vision heideggérienne ou sartrienne du monde, de lui communiquer une nouvelle valeur alors qu'il était considéré dans le cadre d'une réflexion indépendante comme une externalisation secondaire. D'accident sans conséquence lié à une morale philosophique surannée, la notion de Beauté, intégrée ainsi au cœur même de la philosophie existentielle, acquiert, pensons-nous, une nouvelle légitimité, plus profonde et plus féconde. Sans la Beauté qui le structure, la perception du Monde se réduit à l'horreur de la matière brute. En dernière analyse, c'est l'existence de la structuration du monde qui lui permet d'être acceptable par la conscience. Elle ne justifie pas l'existence du monde et l'acceptation de la vie consciente, mais elle permet, seule, de le rendre tolérable.

NOTES