LE TRAIN POUR MUNICH

Mélodrame poétique et musical en 3 actes

Claude Fernandez

Ancienne version: Le Train de Munich - Claude Fernandez - © Claude Fernandez - Dépôt électronique BNF 2013 - Licence Creative Common CC-BY-ND

PRÉSENTATION


PREMIER ACTE

DEUXIÈME ACTE

TROISIÈME ACTE


 

PRÉSENTATION


Intrigue
Dans un lieu campagnard d'une province d'Allemagne à la fin du XIXe siècle, une jeune fille se lamente de sa solitude. C'est alors qu'une diligence s'arrête, par la suite d'un malencontreux incident de voyage. Un jeune homme en sort... La rencontre qui s'ensuit enclenchera inexorablement leur perte. Au coeur du drame qui les saisit, les personnages, ignorant les sentiments communs de jalousie et d'animosité, vont se surpasser.

Spécificité du mélodrame poétique et musical
Le Train pour Munich est conçu comme un spectacle poétique et musical. Le texte comprend de longs molologues entrecoupés par des séquences musicales.
Les 2 premiers actes sont écrit selon le principe de l'écriture euphonique. Le signe de coupe réduit (') après un mot indique une inflexion vocale sans pause. Les autres ponctuations, dont la virgule, indiquent une pause plus ou moins longue. Toute liaison possible doit être prononcée. Ex:
Voici que me traque en ma chair' mon esprit, le tourment abhorré de la décrépitude.
Naturellement, ces signes sont indicatifs, toute latitude est laissé au déclamateur selon son inspiration.

Lieux et personnages
L’action se déroule dans un lieu campagnard en Allemagne vers la fin du XIXème siècle.
LA JEUNE FILLE une jeune fille de la noblesse rurale
LE JEUNE HOMME un jeune homme de la noblesse
LA SERVANTE une jeune fille
MÉPHISTOPHÉLÈS
BELZÉBUTH L’AUBERGISTE
LA BOHÉMIENNE devineresse, tireuse de cartes

 

PREMIER ACTE


Un coin de forêt, un sentier non loin de la route.
La jeune fille se promène de droite et de gauche sur la scène, son ombrelle à la main. Séquence musicale qui se termine avant qu’elle ne parle.

séquence musicale 1


LA JEUNE FILLE Toujours ce paysage uniforme. Toujours ce bosquet immobile' immuable. Des fûts, des houppiers' des rochers. L’on croirait qu’ici le temps se morfond, glué dans la touffeur des frondaisons, brisé par le rempart des monts. Les fûts, les houppiers' les rochers, rien ne se modifie' rien ne varie. Solitaire en ce lieu' je me lamente. Solitaire en ce lieu, je me tourmente. Nul dans l'univers n'entend ma voix, pas une âme ici ne comprend mon désarroi. Depuis des années, je suis pareillement ce layon, je franchis cette éclaircie... toujours délaissée' toujours attristée. Pour moi, rien ne différencie le présent du passé, le passé de l'avenir. Depuis des années, je me consume ainsi que rose entombée, que rossignol encagé. L’écoulement lancinant des journées' des nuitées, lentement transit mes sens qui n’ont jamais connu de souffrance.
Toujours ce paysage uniforme. Toujours ce bosquet immobile' immuable. Pourquoi vaguer' divaguer, deci delà' par-ci par là. Toujours ces fûts, ces houppiers' ces rochers.
Qu’est ma vie? Dans l'atonie' je la subis. Pourtant, nul minime inconfort ne vient troubler cette harmonie, paix fallacieuse où je m'engourdis' m’engloutis. Quel ingrédient manque à mon épanouissement? Que je désire un bouquet de jasmins pour adorner le boudoir cossu, mon père obligeant commande au jardinier de le cueillir. Que je veuille une escarpolette' aussitôt la voici plantée. Que me tente un affriandant mets' une alléchante infusion, ma dévouée mère intime au cuisinier de les préparer. Mais ni bouquet éblouissant, ni balancelle ou mets appétissant, ne sauraient dissiper mon irréductible ennui.

séquence musicale 2


Certainement, je suis blâmable en dédaignant ma vie de plaisirs candides. Certainement' la déraison dévoie mon esprit. Cependant' réside en mon âme un souhait incoercible' irrésistible. C'est une intense énergie qui me pousse à m’accomplir' m'épanouir... possiblement à me détruire. C’est un instinct profond qui m’étreint, c’est un vertige ardent qui me saisit, m'étourdit. Quelle est ce désir impérieux' impétueux, me conduisant à risquer les périls' défier les dangers? C’est un inconnu bouillonnement qui sourd en ma chair' en mon esprit. Je ne puis l'amoindrir' je n’y puis résister.
On entend un sifflement


Le train pour Munich. Mon cœur s’émeut quand je l'entends passer. J'imagine assouvis' épanouis, les époux s'étreignant sur les banquettes. La voie les conduit vers la ville étincelante. Pour eux s'amorce un destin radieux, prodiguant amour' succès' fortune. Leur famille unie longtemps vivra dans le bonheur et la prospérité. Mes amies déjà sont parties. Pourquoi restè-je à me lamenter seule ici. La douleur m’étreint' le désespoir m'accable.


séquence musicale 3


Elle se penche, se retient à un arbre comme si elle allait s’évanouir et pose la main sur sa poitrine, un temps, puis elle se dégage de l’arbre, regarde vers le ciel et pose les deux mains sur sa poitrine.

Ô' plutôt le tourment des malheurs' calamités, le déchirement des séparations' deuils' regrets, que ce monotone appesantissement, ce désir inassouvi.
Elle lève les bras vers les cieux.
Que mon esprit s'immerge au sein de la vitale énergie, que me torture amour' que m'afflige envie' que m'oppresse humiliation, pour m'élever' me transcender... puis m'abandonner' repue' déchue, dans le final anéantissement.


séquence musicale 4


Toujours ce paysage uniforme. Toujours ce bosquet immobile' immuable. Des fûts, des houppiers' des rochers. Parfois, je crois les voir sourire et compatir à ma peine. Cependant' si mon regard les fixe intensément, je n'y découvre" impavide' inanimé, qu’un morne amoncellement de matière inerte. Quand j’étais enfant, chaque élément de ce décor en moi provoquait sentiment. Tous m’interpelaient, me parlaient, m’enivraient de mille émotions, me consolaient si j’étais chagrine ou m’irradiaient si j’étais gaie. Le saule évoquait affection, le peuplier élévation, le chêne orgueil' le sapin noblesse. Nulle inquiétude alors n’habitait mon âme ingénue. Je n’avais intuition qu’au-delà de mes jeux' de mes distractions, pût exister un autre univers. Puis au fil des années, je dirigeai mes regards langoureux vers l’horizon. Chacun des sommets que je voyais au loin, baigné par la diurne irradiation, me semblait paradisiaque' édénique. Lors' je traversais la futaie' les genets' les guérets, mais quand j’atteignais ce lieu rêvé, tremblant' anhélant, je n’y trouvais plus qu'une image étrangère à mon émoi. La nature a-t-elle une âme? Sa prodigalité n’est-elle une illusion, l'effet d'un processus dépourvu de la moindre empathie? Par moi s'exprimait-elle? Je ne savais. Les minéraux' les végétaux' me sont apparus muets... Possiblement' en mon esprit, je ne parvenait plus à décrypter leur idiome. Vainement' je les interrogeais, mais plus ils ne répondaient.

séquence musicale 1


Toujours ce paysage uniforme. Toujours ce bosquet immobile' immuable. Pourquoi vaguer' divaguer, deci delà' par-ci par là. Toujours ces fûts, ces houppiers' ces rochers.
Elle se prend le visage dans les mains.
Voici que me traque en ma chair' mon esprit, l'obsession honnie de la décrépitude. Je connaîtrai la vieillesse avant d'avoir jamais vécu ma jeunesse. Que deviendrais-je alors quand Beauté n’imprègnera plus mes traits, quand vigueur n'habitera plus mes humeurs? Celui qui vécut le bouillonnement des passions, le transport des émotions, peut supporter la torpeur des sens' l'engourdissement de l'entendement. Celui qui parvint à sa complétude acceptera sa finitude. Longtemps' il puisera dans sa mémorielle urne' évoquant les souvenirs chéris. Mais à moi, que me restera-t-il?

séquence musicale 5


On entend le roulement d’un char qui s’amplifie.




La diligence. La voici poursuivant son étape à Donaueschingen. Se pourrait-il qu'un jour s'arrêtât là son voyage? Ce miraculeux évènement jamais ne surviendra. Le Destin serait vaincu, le Réel en ses lois serait violé. Puisqu'il est prévu, pourquoi devrait se produire à nos yeux le déroulement des faits, l'inexorable enchaînement de la cause et de l'effet? Pourquoi ne pas imaginer l'impossible irruption du rêve? Par hasard un danger dérouterait l'attelage' enliserait la voiture. C'est alors qu'un gentilhomme en descendrait. Puis il emprunterait ce layon, m’adresserait un salut... Cependant, le convoi poursuivra sa course inéluctablement. Rien, rien ne saurait détourner les chevaux, tendus vers la destination que le sort a fixé.
On entend le bruit qui s’amplifie, puis qui cesse tout à coup, une clameur retentit.



Mais... que se produit-t-il? Que vois-je? La diligence a dévié de son chemin. La voici dans l'ornière immobilisée. L'univers a-t-il chaviré? J’ai peur et pourtant m'envahit un irrésistible espoir. Ciel! J’ai l’impression que tout peut se concaténer, que les éléments vont échapper aux lois de la Nature. Puisqu’un de mes vœux s’est réalisé, pourrais-je aussi bien chasser les nues' tarir la source? Quel miracle! Dans le cours temporel s'est ouverte une échancrure.
N'est-ce incroyable? De la voiture' un gentilhomme élégant sort. L'on croirait que le Rêve a remplacé le Réel. Que va décider ce jouvenceau? Je le vois. Poursuivra-t-il sa promenade à gauche ou bien à droite. Ma destinée possiblement se décide en ce labile instant, par l'imperceptible hésitation de sa pensée fugitive. Las' il prend le sentier à gauche. Rien ne se produira, je continuerai ma vie triste. Mais... le voici qui se ravise. Le voici qui s'engage à droite. Sans tarder, je vais le voir en ce bosquet surgir. Mon cœur bat.
À l’autre bout de la scène paraît un jeune homme d’apparence noble, en tenue élégante, ganté. Il tient une canne à pommeau doré. Hésitant, il observe le sous-bois.

séquence musicale 6


C’est en ce moment que pourrait basculer ma vie. J’ai peur. J’ai peur de rencontrer ce gentilhomme. Simultanément, je voudrais qu’il m'évitât, je voudrais qu'il m'accostât. Mussée par la broussaille' il ne saurait déceler ma présence. Rien ne se produira si je ne m'avance. Ma détermination vacille. Je détiens le pouvoir de changer ma destinée. Ce choix m’effraie. Le terme en est-il bonheur ou bien malheur? Je dois m'approcher du chemin. Je dois en moi trouver ce courage. C'est décidé.
Elle s’avance d’un pas mal assuré.

séquence musicale 6bis


LE JEUNE HOMME Bonjour Mademoiselle.
LA JEUNE FILLE Bonjour Monsieur.
Vous... vous désiriez me parler?
LE JEUNE HOMME Précisément... je ne sais...
LA JEUNE FILLE Mais possiblement...
LE JEUNE HOMME C’est... c’est un endroit sauvage ici.
LA JEUNE FILLE Oui' c’est un endroit sauvage.
Un temps.
LE JEUNE HOMME Un lieu très sauvage.
LA JEUNE FILLE Oui' très sauvage.
Un temps.
C’est curieux...
LE JEUNE HOMME Ce bosquet serait-il curieux?
LA JEUNE FILLE La diligence.
LE JEUNE HOMME Ah' la diligence! L'on ne sais pas vraiment ce qui s’est produit. Les chevaux ont calé brutalement. L’un d’eux s’est blessé.
LA JEUNE FILLE Il aura dérapé sur la pierraille.
LE JEUNE HOMME Non, plutôt fut-il piqué par un serpent. Le cocher crut voir l'animal s'enfoncer par une anfractuosité.
LA JEUNE FILLE Un serpent. Ah, ce n’est pas un bon présage.
LE JEUNE HOMME Rien de grave. Le cocher va quérir un nouvel attelage au prochain relais. Cet incident ne sera qu’un fâcheux contretemps. Nous allons bientôt repartir.
LA JEUNE FILLE Vous alliez jusqu'à Donaueschingen?
LE JEUNE HOMME Possiblement. Sais-je où le destin m'emporte. Je voyage. C’est tout ce que je puis affirmer.
LA JEUNE FILLE Lorsqu’on pérégrine aussi loin, c’est que l’on poursuit un but.
LE JEUNE HOMME Plutôt pourrait-il s'agir d'une illusion.
LA JEUNE FILLE Une illusion?
LE JEUNE HOMME Si je vous dis que je voyage afin de négocier un contrat, le monde alors vous apparaît stable' inébranlable. Cocher, diligence et relais sont justifiés. Même au-delà, Donaueschingen' Sigmaringen' Überlingen sont fondées. Si je vous déclare au contraire ignorer ma destination, tout vacille et chavire. C'est alors qu'un malaise indéfinissable en nous se crée. La vie devient gratuite' arbitraire' indéfinie. Par conséquent, solennellement' je le déclare. Je voyage afin de négocier un important contrat.
LA JEUNE FILLE Mais vous mentez si vous affirmez cela.
LE JEUNE HOMME Ce boniment n'est-il essentiel pour étayer la société? Ce qui nous importe est la déclaration proférée dans le présent. Le futur n'existe pas, sa réalisation ne revêt nulle importance. Je ne suis qu’une instantanée vision, concrétisation qui bientôt s’évanouira dans vos souvenirs.
LA JEUNE FILLE Vous avez raison, mais poursuivons néanmoins, si vous y consentez. Votre image acquerra consistance en mon esprit. Vous passez donc vos jours en itinérance.
LE JEUNE HOMME Oui, mais en réalité' je fuis. Pardon, c’est vrai, j’avais oublié. Je voyage afin de négocier d'importants contrats.
LA JEUNE FILLE Quel bonheur de voir en sa vie des pays si variés. Vous avez de la chance.
LE JEUNE HOMME Vous croyez?... C'est vrai, j’oubliais... Bien évidemment' j’ai de la chance. N’est-il pas extraordinaire ainsi de voyager, de visiter contrées, cités? N'est-il pas réjouissant de croiser partout villageois' bourgeois.
LA JEUNE FILLE Moi, je demeure en ce lieu. Je ne vois jamais personne.
LE JEUNE HOMME Vous résidez près d'ici?
LA JEUNE FILLE Peu m'importe où j’habite. Qu'importe aussi mon identité. D'une inconnue jouvencelle' à vos yeux j'ai semblance' apparence. Je suis là, vous de même. Pour nous' l'univers n'a plus d'importance.
LE JEUNE HOMME Vous avez raison. Quand ils ne sont plus devant nos yeux, les objets ne sont-ils annihilés? Qu’importe aussi mon nom. Pourquoi désigner les objets' les êtres? Si peur avons-nous qu’ils se diluent dans l’incompréhensible? Ne faut-il pas oublier leur désignation' leur fonction, pour les considérer dans leur nudité primordiale.
LA JEUNE FILLE Si je vous déclarais que je suis fille ainée d’un contadin roturier, la magie de la rencontre alors disparaîtrait. Ne vaut-il mieux que je vous laisse en votre incertitude? Vous pouvez croire ainsi que je suis naïade ou méliade.
LE JEUNE HOMME Vous seriez la nymphe issue d’un frêne ou d'une onde. Pourquoi pas. Ne suffit-il pas que je l'imagine?
LA JEUNE FILLE Que suis-je en vérité? faisceau de sensations, de passions. Je suis' j’existe. Je désire.
Elle se détourne.
LE JEUNE HOMME Vous désirez?
Séquence musicale courte.

séquence musicale 8


LA JEUNE FILLE déclamant, comme si elle n’avait pas entendu.
Je voudrais que s’ouvrît ce cachot, latomie de rocs et de rameaux. Pour moi' la falaise en muraille apparaît, la frondaison devient grillage et le tronc barreau. Qui me délivrera?
C’est... le fragment d’un poème. Par hasard' il me revient à l’esprit.
LE JEUNE HOMME C’est très beau. Mais ce lieu n'est pas une infortunée prison. Quel paysage admirable! Ne pourrait-ce être un paradis?
LA JEUNE FILLE Las' pour moi' c’est un enfer.
LE JEUNE HOMME Cela fait-il suite au poème?
LA JEUNE FILLE Bien évidemment' et voici le complément.
Je veux partir' je veux partir au loin. Dieu miséricordieux' accordez mon vœu. Comblez-moi' permettez-moi, de rencontrer l’ange épris qui m’emportera dans la vie.


séquence musicale 7


LE JEUNE HOMME Mais vous pleurez.
LA JEUNE FILLE Ces vers ne sont-ils pas émouvants? Ne font-ils vibrer votre âme?
LE JEUNE HOMME Ma foi, je vous le confie. Je ne ressens plus rien. Sais-je au fond si je vis réellement. Cependant' que signifie vivre? Parfois, j’ai l’impression que mon corps mécaniquement se déplace. Mon cerveau lui-même accomplit sa chimie, sans que ma volonté n’intervienne. Même en cet instant, qui parle au travers de ma bouche? Parfois je me découvre un étranger. Mais qu’importe! Pardonnez-moi ces propos bizarres.
LA JEUNE FILLE Vous demeurez seul au cours de vos pérégrinations?
LE JEUNE HOMME Oui.
LA JEUNE FILLE Toujours seul?
LE JEUNE HOMME Oui. L’on est moins gêné par le regard des autres. Je deviens pour eux un commode archétype. Mes gants, mon veston bien appliqué, mon col amidonné, ma canne au pommeau d'or me protègent.
LA JEUNE FILLE Vous n'avez rencontré personne absolument?
LE JEUNE HOMME Nul qui put importer pour moi, non... à moins que...
LA JEUNE FILLE À moins que?
LE JEUNE HOMME Près de Linden' à l’auberge' avant-hier... mais ce n’est rien.
LA JEUNE FILLE Qui donc a pu vous interpeler?
LE JEUNE HOMME J’étais fatigué. La camériste est venue me porter ma chope. Nous avons durant un laps échangé quelques mots anodins, puis la diligence est arrivée. Je suis reparti. Finalement, pourquoi vous rapportè-je un si banal épisode. Cela ne revêt nulle importance.
LA JEUNE FILLE Vous… vous me permettez une impromptue confidence?
LE JEUNE HOMME Je vous écoute.
LA JEUNE FILLE Ce moment auprès de vous m'a procuré plus que dix ans de solitude. Mais vous allez fuir à nouveau...
LE JEUNE HOMME Qui sait?
LA JEUNE FILLE Avez-vous émis déjà ces propos?
LE JEUNE HOMME Non, jamais.
LA JEUNE FILLE Pourquoi donc me les avoir confiés?
LE JEUNE HOMME Je ne sais. De nos discours' avons-nous la maîtrise? Notre échange émana d'un commun rapprochement, sans que l’un ou l’autre en soit l'inspirateur.
LA JEUNE FILLE Cette inopinée rencontre alors serait exceptionnelle.
LE JEUNE HOMME Pourquoi pas.
Elle lui fait face, se rapproche de lui.
LA JEUNE FILLE
Oui, nous vivrions le bonheur' l'accomplissement d'un rêve inespéré. Cela deviendrait possible.
LE JEUNE HOMME Mais après si bref entretien, serait-il raisonnable ainsi d'arrêter ce dessein? Chacun de nous connaît si peu l'autre.
LA JEUNE FILLE Nous avons le moyen de forcer la destinée. Pourquoi ce miracle inattendu ne se produirait-il pas? Nous pourrions le créer. Nous pouvons le tenter, le réaliser.
LE JEUNE HOMME Oui, nous le pouvons certainement.
LA JEUNE FILLE Vous n'avez qu'à prononcer un mot pour nous engager.
LE JEUNE HOMME Oui. Si vous acquiessez, nous prendrons le train pour Munich.
LA JEUNE FILLE Oui, je le désire intensément, passionnément' ardemment. Nous réussirons, vous en conviendrez. Je sens que nous réunit une affinité profonde.
LE JEUNE HOMME Mais vous pleurez encor?
LA JEUNE FILLE Oui, car une illumination me transporte.
LE JEUNE HOMME Venez, rejoignons l'auberge au bord du chemin. J’aperçois l’enseigne à travers les rameaux. C'est le relais d’Oberstein' me semble-t-il. Nous évoquerons notre amour naissant. Quel bonheur!
LA JEUNE FILLE Quel bonheur!
Ils se prennent la main. Séquence musicale longue.

séquence musicale 9


Rideau.


 

DEUXIÈME ACTE


Terrasse de l’auberge d’Oberstein.

séquence musicale 10


La servante arrive avec une pile d’assiettes. Elle en dispose quelques-unes, puis s’appuie à une table. Au cours de la scène, elle met les couverts.
LA SERVANTE Servante accablée' méprisée. Miséreuse est ma destinée.

séquence musicale 12


Bonne à tout sans regimber' sans protester: le matin' m’occuper du poulailler' du clapier, l’après-midi courser les dindons' nourrir le cochon. Pauvre âme affligée! Sans dégoût' je dois sentir la fiente imprégnant la volière. J'assiste à la défécation des bœufs déposant leur bouse. Je dois gadouiller près des canards pataugeant dans l’eau croupie de la serve... Je dois subir les sermons' les admonitions, voir le bouvier cracher' le paysan renifler. Je dois le soir décrotter les sabots' décrasser les houseaux. De même absterger' aiguayer les cabinets. Fourbue' recrue' par ma journée, je sommeille auprès des bourrins sur la paille. Qui pourrait me débarrasser de leur odeur infecte? La nature est embaumée de parfums, la fragrance émanant du bleuet' de l'œillet... Pourquoi près des habitations plane un relent nauséabond? Parfois, le monde humain ne me paraît qu’un navrant cloaque.
N'est-il rien de plus répugnant que nourrir le pourceau? Comment peut-il se délecter en ingurgitant sa bouillie. Nous l’engraissons pour un jour le manger. La bouillie, cela devient sa chair' et sa chair devient la nôtre. Comment supporter son grognement? Depuis sa naissance' il n'a connu que son cafignou parmi les déjections. Jamais il n'a vu le soleil. De nous pourtant' se différentie-t-il beaucoup? La couleur de sa peau s'apparente à la carnation d'un humain nourrisson.

séquence musicale 12


Servante accablée' méprisée. Miséreuse est ma destinée. Pourquoi ne puis-je en un manoir passer ma vie, dans un odorant lit passer ma nuit, d'habits élégants me vêtir et de bijoux scintillant me parer. Pourquoi ne puis-je en mes cheveux nouer un nœud corallin? Miséreuse est ma destinée. Le soleil brunit mon teint, le travail épaissit ma ligne' endurcit mes pieds' mes doigts. Le crime absolu, c’est de souiller la pureté. Le forfait irrémiscible est de flétrir la rose. La faute inexpiable est de couper les cheveux blonds de la fille. Miséreuse est ma destinée.
L'on dit que je suis gracieuse' aliciante et séduisante. Je ne sais, mais je puis affirmer que ma dilection me porte à la beauté, ma détestation m'incline à repousser difformité. S'il est vrai que je suis pourvue d'avantageux attraits, nul miroir ne me permet de les admirer. Pourquoi devrais-je être insupportée par des humains grossiers?
Je bénéficie quelquefois de laps heureux. Quand vient midi, je prépare ici la réception des voyageurs. C’est un moment de répit' c'est un moment béni. Je manipule assiette émaillée' plats faïencés, couverts en argent, bocks porcelaniques. J’éprouve un infini plaisir à les effleurer' les caresser' les serrer. J’adore aussi nettoyer les navets' les poivrons, les radis' les salsifis, les carottes. Je me délecte en les apprêtant, les disposant.

séquence musicale 13


L'humain' l'animal sont impurs' maléfiques. Le végétal est pur' bénéfique. Point il n'émet excrément' relent. Jamais il n’essaie de nous attaquer' de nous agripper. Sa chair n’est jamais flasque ou ramollie. Point il n'est dégoûtant, mais verdoyant' resplendissant. Chaque inflorescence et fleur nous procure essence et couleur. Bienveillant, l'arbre au sol projette une ombre amie, générant paix' sérénité, fraîcheur.

Ô, je voudrais m'envoler vers une île où ne s'éploient que pins, sapins' sorbiers, prèles. Je voudrais séjourner dans un lieu béni par les dieux, pays où nul animal' nul humain ne réside.

séquence musicale 14


Je dois supporter les soûlards' débauchés, continûment ouïr jurons' plaisanteries salaces. Quel agrément trouvent-ils à débiter obscénités' grossièretés. Pourtant n'est-il aisé de prononcer des mots châtiés. Ne voient-ils suffisamment de butorderies partout? Leur faut-il en rajouter? Comment peut-on s'enivrer de laideur? Vit-on jamais lièvre ou lynx' manifester vulgarité?
Servante accablée' méprisée. Miséreuse est ma destinée.

séquence musicale 15


Pourquoi faut-il qu'un humain s'humilie devant un autre humain? Lequel a moins d'honneur' celui qui s'incline ou celui qui soumet? Dans la nature' est-il animal qui serve un autre animal? Je me souviens d’un vieil homme' un noble. Jadis' il fut ruiné. Sans domestique' il cheminait, toujours habillé d'un vieux manteau. De son baudrier pendait sa rapière. Quelquefois' pour laver un affront' il en usait. Le bourgeois cupide avait pris ses chevaux. Droit' il marchait. L'on avait dans la chapelle ôté son ancestral siège. Debout' il écoutait la messe. Lui-même en son champ labourait. Quel noble admirable! Fier' il était respecté. Cependant' moi, comment pourrais-je acquérir ma dignité? Je suis femme esseulée. Même avant que je fusse au monde apparue, mon sort était fixé' déterminé. Je ne serais que servante. Par un beau jour estival' je voudrais m'évader loin, vivre au fond de la forêt, dévorer les fruits, laper l’eau des ruisseaux, me coucher dans le creux des combes. Puis' aux premiers frimas, tel un paon flamboyant' sur le sol gésir et mourir. Las' pourquoi ne le fais-je? Ma débilité me retient. Je n’ai pas de volonté. Possiblement' aurais-je un tempérament d'esclave.
Ô, gagner ma liberté, périr de ma liberté. Mais qui me préserverait des bêtes. Qui me protègerait des hommes? Je suis dans le dénuement' l'ignorance. Je ne sais lire et ne sait écrire. Le tourment que j’endure infiniment, sans grandeur' n’exalte aucun sentiment. Plutôt que cet ignominie, cent fois j'envie l'héroïne à la mort vouée pour un dessein grandiose.


séquence musicale 15


Un souvenir m'attriste et m'irradie. J'étais servante au relais de Linden. Las' comment ai-je en cette auberge' avant hier' laissé choir une assiette. Mon renvoi pour ce bris malencontreux, n'est-ce un blâme exagéré? Le tenancier habituellement n'était farouche. L'on aurait dit ce jour-là qu'il était changé. Dans ce malheur' j’eus de la chance. J’ai rencontré ce nouveau tenancier. Point il n’est bavard. Chaque instant' j'ai peur qu'il apparaisse. Je ressens l’étrange impression... qu’en permanence il me surveille. N'est-il simultanément partout?

séquence musicale 17


Servante accablée' méprisée. Miséreuse est ma destinée, sans confort' sans réconfort. Nul jamais ne me console et ne me soutient. Nul jamais ne m'a chuchoté l'aveu de son amour. Comment cela serait-il possible? Je ne vois que le garçon vacher. Quelle horreur' ce rustre. Ne m'évanouis-je en découvrant son profil rustique? Ce qu’il dit, ce n’est pas un langage. C'est une indéfinie succession de jurons. Cela sort de sa bouche ainsi qu'un vomissement continuel. Ce n’est pas vraiment un homme. Cent fois' j'apprécie mieux la compagnie du chat, le seul être en ce lieu qui soit noble. Dans l'auberge ici, je vois souvent de campagnards gentillâtres. Quand je sers la collation, chacun d'eux me provoque en propos orduriers. L'un étreint mes seins, l'autre insinue sa main sous ma robe. Je suis tous les jours humiliée. Durant leurs narrations de chasse et de jouvencelle abusée, je dois garder contenance' affecter gaieté. Cependant' avant-hier à Linden' ce gentilhomme! Je ne l’ai vu qu'en un fugitif instant, mais je ne l’oublierai jamais. Point il n'est semblable aux autres. Nous avons conversé durant un moment. Sans doute aujourd'hui n'a-t-il souvenir de moi. J’ai cru pourtant... Sa diligence est repartie... sinon, sinon... Las' il est bien loin.


séquence musicale 16


Je pleure' ô je pleure. Comment supporter plus encor cette existence? Pourtant' je ne dois pas désespérer.
Elle s’appuie sur une table.

séquence musicale 17


L’AUBERGISTE gueulant à l’intérieur de l’auberge sans qu’il apparaisse sur la scène.
Holà, servante. Viens là pour finir la cuisine.
LA SERVANTE Servante! servante! Mais finalement, j’aime autant n’avoir confié mon prénom. Berthe est celui qu'on m'affubla. Quelle horreur! Je le renie pour un autre. Pour moi' je me nomme Angiolina. Je n’aimerais que ce prénom, miroir ailé de ma féminité, fut proféré par le gosier de cet aubergiste ignoble. Dans le secret de mon cœur' je le préserve.
L’AUBERGISTE Servante!
LA SERVANTE Plaît-il' Monsieur. La servante arrive.
La servante disparaît.
Le jeune homme et la jeune fille, se tenant par la main arrivent. Ils s’assoient à la terrasse et entament leur dialogue dès que la séquence musicale s’achève.


séquence musicale 18


LA JEUNE FILLE Depuis longtemps' je voyais cette auberge au bord de la voie. Je ne pensais m’y trouver en compagnie galante. Si j’étais seule' imaginez, je n’oserais même ici m’asseoir. L’on me dévisagerait, l’on me jetterait des regards inquisiteurs. Point il n'est coutume en ce pays' qu'hormis la bagasse effrontée, la jouvencelle ingénue s'affiche. Cependant' grâce à vous, tout change en ma vie.
LE JEUNE HOMME Tout pour moi se trouve aussi métamorphosé, croyez-le.
LA JEUNE FILLE Cela ne vous apparaît-il fascinant? Par un beau matin, nous rencontrons un être et ne le quittons plus. Qu'à ce moment précis' le hasard l'eût détourné, pour nous' il demeurerait un inconnu. C'est un autre alors qui serait de notre âme élu. Pouvons-nous décemment accepter nos contingents destins?
LE JEUNE HOMME Pareillement' notre incongrue naissance est évènement fortuit, primordiale indignité.
LA JEUNE FILLE Mais alors' dérisoire est l’amour unissant deux êtres.
LE JEUNE HOMME C'est vrai. Notre avenir se trouvait déterminé' quand une heure auparavant, chacun de nous ignorait l'autre. Mais rassurez-vous, ce que nous croyons seul importe. Nous pouvons imaginer que depuis toujours cette union se trouvait fixée. Notre amour devient inéluctable accomplissement. Nous devons penser qu'il est survenu miraculeusement. Tel sera-t-il effectivement.
LA JEUNE FILLE Quel panorama superbe! Je le trouvais triste une heure auparavant. Maintenant' il me paraît souriant. C'est l'humeur qui mue les objets naturels quand sur eux le regard se pose. Vous aviez raison.


séquence musicale 19


LE JEUNE HOMME Que fait le tenancier? Aubergiste!
LA JEUNE FILLE Le bonheur' comment l'appréhender? Pour l'engendrer' ne suffit-il pas d'une imprévue rencontre? Quel paradoxe! La jouissance en moi se fond à la souffrance. Lors' ces deux états pourraient-ils manifester la même essence? Conjointement, le passé rémanent s'amalgame au présent. Tout ce que je subis jadis remonte en ma pensée, les années d'ennui, l'espoir s'accroissant' l'espoir s'amenuisant... Je revois mes amies déjà parties lors que je demeurais seule ici. Comment croire à ce miracle instantané? Suis-je éveillée? Le bonheur si longtemps rêvé devient réalité? Mon amour' c'est grâce à toi, jamais tu ne m’abandonneras.


séquence musicale 20


LE JEUNE HOMME C’est décidé. Nous fusionnerons pour ne constituer qu'un être unique. Je voudrais que nul moment vous ne fussiez de moi séparée. Je ne puis m'accepter qu'en disparaissant au sein d'une entité pure. Mon ipséité s'y confondra. Les jours qui précédaient, je m’évanouissais dans le néant, la viduité' l'inanité. J'étais inconsistante émanation, vapeur' fumée. Votre apparition permit la cristallisation de mon existence. Près de vous' créature accomplie, je suis grossière ébauche.
Je personnifie l'Activité' l'Action, lors que vous incarnez Finalité' Réalisation. Quand nous serons sur le quai, je vous conduirai vers la voiture. Je préviendrai vos désirs' j'éviterai vos désagréments. Que m'importe auprès de vous si la froideur m'engourdit' si la chaleur m'étourdit. Je ne suis qu’un mirage' un conglomérat de chair imparfait, cependant grâce à moi vous pourrez dans le monde exister. Quand nous convolerons, vous magnétiserez les regards. Dans mon costume étroit, je n’intéresserai personne. Tous admireront votre immaculée robe. Je vous préserverais des malheurs dont le sort incertain nous accable. Sans nul souci, vous pourrez jouir de chaque instant, rêver dans la roseraie, musarder sous la pergola, méditer près de la charmille.
LA JEUNE FILLE Mais pourquoi vous mésestimez-vous autant? Contraire est mon jugement. Vous me paraissez tout lors que je ne suis rien.
LE JEUNE HOMME Fallacieuse idée qu'entretient la société. J’ai la volonté, mais vous avez la Beauté, valeur essentielle. Nulle entité dans l'Univers ne saurait la surpasser.

Que fait ce tenancier? N’y a-t-il personne ici? Aubergiste!

Pour l'homme' il est un acte éminent: se vouer à la jouvencelle aimée qu'il ne quittera jamais. Pardonnez-moi, parfois' je m'interroge. Combien sont désespérées parmi ces filles? Je voudrais sauver chacune' et cependant c'est impossible.
LA JEUNE FILLE Oui, chacune emplie d'illusion ne rencontrera que rustauds indélicats. Traquer le gibier, trinquer dans la taverne est le seul horizon de leur vil esprit. Qu'ont-ils besoin de chiens hurlant, de coursiers hennissant, de corniciens, de rabatteurs' veneurs afin d'assouvir méchamment leur passion. Nul parmi ces goujats ne se plait à contempler un tableau, méditer près d’un ruisseau, lors que chante un rossignol sous la ramée. Ce n'est la beauté qu'ils recherchent. Pour s'éjouir' ils ont besoin de mouvement' de vacarme. Ce qui suscite en eux engouement, c'est de s'activer, chevaucher, provoquer en duel' forcer des filles. Ce n'est la déclamation de sonnets et rondeaux, ni la mélodie suave égrenée par un violon. Certains vont s'enticher d'engins' d"appareils saugrenus: des scalpels' des cornues, des lunettes... Qu’ont-ils besoin de ce complexe attirail pour se divertir? Si peu suffit à me satisfaire. Je me complais dans un coin de prairie. Bleuets et coquelicots pour un après-midi m'occupent. Toi, mon amour' tu n'es semblable à cette engeance. Dès que je te vis, je le ressentis.

séquence musicale 21


LE JEUNE HOMME L'humain plus est aguiché par l'activité que par la contemplation, par laideur que par beauté, par le bruit que par la musique. J'essaie de me soustraire à ces perversions, mais l’honnête homme épris de bon goût, bien qu'il en fuie la vue, ne peut éviter ces trivialités. Le vulgaire en ce monde est roi. Notre âme est souvent blessée par d'inopinées rencontres. Voyez les horreurs dont nous accable un cheminement anodin, si cruellement que Satan paraît nous les avoir exhibées. C'est un veltre écumant de rage' un homme aviné. C'est un paralytique' un mendigot en souquenille. Mais n’y pensons plus, veuillez me pardonner ces mémorations disgracieuses.

séquence musicale 21


LA JEUNE FILLE Nous renaîtrons à Munich pour une autre existence. Réalisez-vous? Savoir que nous allons changer de vie, qu’enfin nous amorcerons le grand départ.
LE JEUNE HOMME Sublimer nos jours' plutôt qu'inutilement les dissiper. Converger' confondre en chaque instant nos pensées' nos propos. C'est ainsi que deux cours d'eau confluent en un lit commun, constituant le majestueux fleuve.
LA JEUNE FILLE Tout sera magnifique. Nous habiterons dans un manoir plaisant, le parc débordera de fleurs odorantes. Les cris joyeux des enfants retentiront.
LE JEUNE HOMME Nos enfants.
LA JEUNE FILLE J'ai la sensation que mon âme est ressuscitée par un bain de jouvence.
LE JEUNE HOMME Oui' plonger dans ce flux, dans la vie' dans l'amour. Nos corps se dissoudront' se joindront en ce pellucide élément, ce fluide écoulement.
LA JEUNE FILLE Je croyais m’anéantir' que rien de moi ne survivrait. Maintenant, je sais que de mon flanc s'ébaucheront des rejetons. C'est ainsi que se perpétue le chêne élaborant ses glands féconds.


séquence musicale 19


séquence musicale 22


L’AUBERGISTE apparaissant, flegmatique.
Voilà, voilà.
LA JEUNE FILLE Tiens, c’est un nouvel aubergiste.
LE JEUNE HOMME Je vous salue. Vous avez tardé.
L’AUBERGISTE Voyageurs' bienvenue. Je tarde en effet, mais j’arrive inéluctablement. Ne soyez pas si pressés' vous-dis-je.
LE JEUNE HOMME S'il vous plaît, servez-nous boisson' collation.
L’AUBERGISTE en s’éloignant et diminuendo.
Tout survient en son temps' vous dis-je. Tout survient en son temps' vous-dis-je. Tous survient en son temps...
LE JEUNE HOMME Quel homme inquiétant' cet aubergiste.
LA JEUNE FILLE C’est vrai. Quand il est apparu, j'ai senti qu'un frisson me parcourait.
Une bohémienne arrive sur le chemin.

séquence musicale 23


LA JEUNE FILLE Mais... qui s’avance au loin sur la route. L'on dirait quelqu'indigente.
LE JEUNE HOMME Plutôt n'est-elle enchanteresse ou bohémienne.
LA JEUNE FILLE C'est curieux. Durant des années, rien ici ne s'est produit. Subitement' vous arrivez, puis apparaît une inconnue. L’on croirait que par un décret mystérieux, le temps soudain s’est délié.
LA BOHÉMIENNE Salut, noble et fortuné couple. Je répands sur vous mes bienfaits. Pour un thaler' votre avenir lointain' prochain: richesse' amour' joies, séparation, bonheur' malheur... Désirez-vous défier le Destin, pour un thaler' déjouez le Malin?
LE JEUNE HOMME Pourquoi ne tenterions-nous pas?
LA JEUNE FILLE Croyez-vous?
LE JEUNE HOMME Auriez-vous peur' ma chère?
LA JEUNE FILLE Maintenant que je suis près de vous, je ne puis concevoir nul effroi?
LE JEUNE HOMME Tiens, bohémienne. Tire et lis tes cartes.
Il lui donne un thaler.
LA BOHÉMIENNE Votre inattendue rencontre en ce lieu vient de se réaliser. Le vœu d'un commun engagement vous réunit. L'amour' je vois l'amour. Je vois les préparatifs avancés d’un grand voyage.
LE JEUNE HOMME Tes propos sont vrais' bohémienne. Continue.
LA BOHÉMIENNE Je vois encor l’amour intense' éperdu... mais... ho

séquence musicale 24bis


LA JEUNE FILLE Que se produit-il?
LA BOHÉMIENNE Ô Dieu.
LA JEUNE FILLE Que voyez-vous, que voyez-vous?
LA BOHÉMIENNE La mort' la mort' la mort. La mort ici trois fois.
Séquence musicale fortissimo.

séquence musicale 24


LA JEUNE FILLE Haaaaaaa.
LE JEUNE HOMME Comment le croire? Que va-t-il se passer?
LA BOHÉMIENNE La mort en ce lieu même. Je vois le démon rôder en ces parages. Là' tout près. Fuyez, fuyez.
LA JEUNE FILLE Il faut quitter cette auberge. Vite.
LE JEUNE HOMME Le nouvel attelage est probablement arrivé. La diligence' impromptu, nous conduira jusqu’à Villingen. Là' nous serons saufs. Le prochain train nous emportera vers Munich.
LA JEUNE FILLE Attendez-moi là. Je pars avertir mes vieux parents, puis quérir des effets pour le voyage. C’est au bout du chemin. Je ferai vite.
LE JEUNE HOMME Ne sois pas tourmentée' mon amour. Nous serons bientôt loin.
Nous te ferons mentir' bohémienne. Crois-moi.
La jeune fille prend le chemin.
Le jeune homme envoie un autre thaler à la bohémienne.
LA BOHÉMIENNE Merci' merci. Que le succès vous accompagne. Courage.
La bohémienne s'éloigne.
séquence musicale 25


séquence musicale 26


LE JEUNE HOMME Qui seraient ces morts? Possiblement nous deux, mais quel serait le troisième? Peut-on censément imaginer cette éventualité? Pourtant' bohémienne inspirée, si tu conjecturas justement le passé, pourquoi faussement aurais-tu prédit le futur? La sérénité règne ici, mais ce calme apparent n’est-il pas trompeur? Cela signifierait que tout sur Terre est fallacieux, là' ces rochers, ce lac' cet azur. Moi-même aussi' je me trahirais. La vie serait mensonge. Que peut masquer le vernis recouvrant les choses? Qui sait les horreurs se tramant dans le fond des éléments, dans l'inconscient des créatures? De même en un jour clément, nul souffle au cœur de l'été' ne brancille acanthe ou frondaisons, n’incline ombelle ou capitule. Dans les cieux resplendit le soleil. Mais soudain, sans qu'on l'eût pressenti, l’ouragan s’élève' amassant des nues monstrueuses. Les grêlons sur les végétaux épanouis s'abattent. Les rameaux sont brisés' les champs sont dévastés. Les rompis sur le sol gisent.
Que peut-il se produire en ce lieu serein? Qui peut arriver sur le chemin? Qui peut ici même en cette auberge apparaître? Comment savoir? Quand nous tentons mentalement de présager l’avenir incertain, nous concevons mille éventualités, mais en dépit de notre imagination' l’imprévu toujours échoit, tant la multiplicité mystifie la pensée, tant' par l’écheveau des évènements, se complexifie le Réel inconcevable. D’où peut s'élaborer cet orage assassin qui muerait jour en nuit, liesse en détresse? Dans un instant' possiblement' il nous frappera... Ce contretemps nous sera-t-il fatal? Je n’ose en mon désarroi mouvoir doigt ni pied. La minime action pourrait déclencher le malheur qui nous guette?

séquence musicale 27


Que faire en cette épreuve? La route accueillante au seuil m'invite. Pour me sauver, ne suffirait-il que je quitasse à l'instant ce maudit lieu? Que dois-je à cette inconnue? La connais-je en vérité? Sitôt qu'en fut détaché mon œil' me souvins-je encor de ses traits? Peut-on raisonnablement' après si brève entrevue, déterminer pour toujours son avenir? Quel sentiment fallacieux m’a subjugué? Fus-je aguiché par une enjoleuse? N'ai-je été mu par la passion... la pitié? La vie me sollicite. Rien qu'un geste' un pas, suffiraient pour changer le destin, pour me sauver - pour la sauver possiblement aussi. L'attraction d'un alangui regard' fugace autant que fulgurant, n’est-il une illusion qui s'effrite. Pourquoi prolonger cette agonie lente au cours des années? Quand nous rencontrons une inconnue beauté, nous croyons découvrir l'idéal en sa prunelle. Déjà' nous l’adorons, bientôt nous jurons fidélité, mais au fil des jours' nous percevons son insignifiance. Nous traquons ses défauts. Nous décelons d'insoupçonnées verrues sur la peau de son corps. Sa grâce apparaît à nos yeux dysharmonie. La Callisto charmante est maintenant Gorgone. La Daphné que nous poursuivions est devenue l'Érynie qui nous persécute. Ses manies sont pour nous horripilantes. Nous analysons froidement son comportement. Bientôt nous haïssons l'être hier adoré. Comment accepter cette évolution? Chacun' fuyant le dialogue' en son mutisme entêté se renferme. Puis un jour' dans l'insulte et les vociférations, la discorde éclate. Nos rancœurs inconsciemment accumulées se débrident. Chacun' mesquinement' sordidement, calcule afin de servir un dérisoire intérêt. L’enfant innocent, témoin vivant du projet familial défunt, se trouve écartelé dans la tragédie qu'il ne peut comprendre. Quand est consommée la séparation, chacun va' traînant sa blessure inguérissable.

séquence musicale 28


Tout peut s'oublier. L'évènement ne sera qu'un incident fâcheux' un mauvais souvenir. Je serai bientôt loin. Reviendra-t-elle? Certainement' elle aura compris l'inanité' la folie, de cet amour aussi prompt que superficiel.
Ô' que l'esprit est versatile. Que l'âme est inconstante? Rien ne paraît fléchir l'unisson des amants réunis, mais dès leur éloignement, le doute horrible en eux s'approfondit.
Cœur humain, dans le tréfonds où tu croupis, trouverait-on le moindre éclair de limpidité, le minimal rayon de probité. N’es-tu qu’un trouble étang' marécage où sentiments et passions, comme esquifs au gré des courants malsains' dérivent? Sous l'aveuglant feu de sa lucidité, qui peut se contempler au miroir de la vérité? Chaque âme occulte un abysse effrayant, fosse où noblesse et bassesse en obscure alchimie s'entremêlent. Combien nous fournissons mille arguments complaisant au mensonge! Combien le désir nous dupe' usant d'insidieux subterfuges! Cependant, malgré nos raisonnements captieux, le remords' bête immonde' au fond de nous sommeille. De nos fourberies' de nos félonies, sans vergogne il s'engraisse et jusqu'au trépas nous tourmente.
Pourquoi ne me décidai-je à fuir? Quelle est cette inconnue puissance engluant ma résolution? Je ne sais.
Il se prend la tête dans les mains.

séquence musicale 29


Que dis-je? Qu’ai-je en mon for pensé? Mon amour' je t'ai promis fidélité. Comment puissè-je éluder mon serment, te sacrifier pour ma propre existence? Pour avoir conçu telle infamie, que remonte à mon front la honte. L’homme infatué croit en sa probité' sa loyauté. Sans faille' il assure honorer sa parole et son engagement? De même' on voit deux enfants nés d’un sang commun, deux jumeaux. Les voici jurant leur indéfectible union. Rien à leurs yeux ne saurait les en détourner, mais dès que leur mère' esseulée' veuve' a clos son œil éternellement, pour s'approprier l'héritage' ils s’entredéchirent. Dans leur âme aveuglée par la rapacité, méfiance a remplacé confiance. De leur psychisme ont surgi d’inconnus démons qu’ils ne soupçonnaient pas. Que devient honneur' devoir' amitié, quand des intérêts divergents nous séparent? Que devient probité quand impunité nous est permise?
Mon amour' comment osai-je aveuglément renier ma parole? Comment voulus-je indécemment trahir notre union? Tu m’as fait naître. Par toi, j'émergeai d’un long sommeil hypnotique où s’évanouissait ma vie. C’est maintenant que j’existe en attendant la mort. Ce fugitif instant vaut plus qu'un destin privé de passion. Comment pourrais-je en mon for tolérer ta souffrance? Comment supporter ce moment, quand tu reviendrais là' ta valise à la main, que tu constaterais ce lieu vide et ma prodition? Quel homme accepterait pareil forfait? Non, rien désormais ne saurait me détourner de notre amour.

séquence musicale 30


Nous fléchirons unis le destin, je te protégerai. Montre ici ta face' invisible écueil. Je te combattrai' je te réduirai. Je veux te voir' péril insaisissable. Parais devant moi, démon.


séquence musicale 31


À cet instant, la servante apparaît, apportant un plat, elle s’immobilise devant l’entrée alors que la séquence musicale commence. À la fin de la séquence musicale, dès les premiers mots de la servante, de l’autre côte de la scène, arrive la jeune fille, sa valise à la main.
La servante s‘avance, tenant un plateau.
LA SERVANTE Bonjour Monsieur, voici la collation.
Elle dépose le plateau.
LE JEUNE HOMME Mais... vous êtiez servante à Linden où je me trouvais avant-hier.
LA SERVANTE Aah... Vous dans ce lieu. Ô, si vous saviez...
Elle tombe à genoux.
Je n’ai pensé qu’à vous depuis ce jour. Mon seul amour' c'est vous. Pitié' sauvez-moi, sauvez-moi.
LE JEUNE HOMME
Oui, je suis ton amour. Je te sauverai.
LA JEUNE FILLE qui est apparue sur le bord de la terrasse
Aaaaaaaaaah.

séquence musicale 32


Elle s’effondre, évanouie.
LE JEUNE HOMME Il crie, par-dessus la séquence musicale qui se poursuit.
Malheur' malheur.
LA SERVANTE Elle se relève, elle sanglote.
Que s'est-il passé? Ah, je comprends. C'était votre aimable amante. Malheur' malheur' qu’ai-je accompli?
LE JEUNE HOMME Vite' il faut la porter sur la terrasse.
LA SERVANTE toujours sanglotant.
Pauvre ingénue demoiselle! Qu’ai-je accompli? Malheur' malheur!
LE JEUNE HOMME Aubergiste' aubergiste... Allons chercher du secours' un médecin. Partez par là, moi je vais de ce côté.
Ils sortent, fin de la séquence musicale, silence absolu pendant un temps. La scène est vide.

séquence musicale 33


L’aubergiste apparaît. Il contemple la jeune fille évanouie.

L’AUBERGISTE Enfin, quel travail pour en arriver là. J'en suis rompu. Je vais me coucher en attendant la fin. J’espère au moins qu’ils ne déclameront pas trop longtemps. C'était mauvais' très mauvais, grandiloquent' ridicule. Je n'ai jamais vu drame aussi minable.
La jeune fille s’éveille, elle tente de se relever lentement, se tenant appuyée sur un bras.

séquence musicale 34


LA JEUNE FILLE Suis-je encor vivante? Suis-je agonisante? Mon Dieu, je souffre' ô je souffre. Comment résister à ce coup terrible? N'est-ce un poignard soudain qui me transperça? Mon Dieu' mon Dieu, je souffre' ô je souffre. Sur moi s'est abattue la fatalité. Ce radieux avenir était fallacieux. Mon Dieu' mon Dieu, je souffre' ô je souffre. Pourquoi' pourquoi cela? Pourquoi me trahis-tu, mon amour? Non, tu fus de même abusé par la destin. Non, je ne puis imaginer que tu m’aies trompée. Non' non. Mon Dieu' mon Dieu je souffre' ô je souffre. Toi' fille inconnue, pourquoi m’infligeas-tu ce mal? Serais-tu le démon?
Elle s’effondre de nouveau.
Que va-t-il advenir de moi? Comment après cet espoir vivre encore? Las' comment imaginer maintenant continuer mes jours? Si fulgurant fut le bonheur' si violent fut le malheur. Je ne puis maintenant que me traîner là-bas, rejoindre au sommet le rocher surplombant la rive escarpée du lac. J'offrirai mon corps à l’onde apaisant pour toujours les maux. Le bain d'amour que j'imaginai deviendra plongeon tragique. Ma vie ce jour a commencé, la voici qui s'achève en ce jour même. La félicité n’a duré qu’un instant. Maintenant, c’est le désespoir qui m’étreint. Comment le concevoir' l'éprouver? Pourquoi le sort a-t-il sur moi tendu ses rets? Quel forfait commis-je afin de subir cette infinie souffrance?
Toi' mon amour' je t’aime encor. Tu vis cette ingénue fille. Je l'aperçus de même un instant. La détresse et la Beauté rayonnaient en son visage. Lors' j'ai compris ton souhait de la sauver. Mon amour' je te pardonne. Je te pardonne. Toi' fille inconnue, maintenant je sais que ce n’était pas toi le démon. La Beauté suprême est noblesse. Tu n'est diabolique esprit, mais l'ange égaré dans un monde infernal. Ton être est lumière ailée de la féminité. Lors que je disparaîtrai, sois bienheureuse en partageant sa vie. Tu connaîtras le bonheur que j'imaginais pour moi. Je ne serai plus, mais à travers toi' je vivrai. Peu me chaut ma destinée. Soyez heureux, je vous pardonne.
Adieu, monde illusoire.

séquence musicale 34


Elle quitte la scène en courant. Séquence musicale longue qui se poursuit la scène suivante.
Le jeune homme apparaît sur la terrasse.

séquence musicale 36


LE JEUNE HOMME Mon amour' qu'est-il advenu? Réponds-moi!
On entend un bruit de chute dans l’eau.
Aaaaaaaah.
Il se cache le visage avec ses mains
Qu’ont vu mes yeux? Je suis maudit. Je suis maudit. Je suis le pire assassin que l'a Terre ait porté.
Maudit suis-je. Maudit suis-je. Trahir sa promise est' plus que tout' crime ignoble' exécrable' odieux.
La séquence musicale continue.
La servante apparaît.
LE JEUNE HOMME Demeure éloignée de moi, je suis criminel' assassin.
LA SERVANTE Que s’est-il passé, mon amour?
LE JEUNE HOMME Je viens de la voir chuter au fond de l’onde. Je suis criminel' assassin.
LA SERVANTE Aaaaaah.


séquence musicale 37


Elle se cache le visage dans ses mains et tombe à genoux. La séquence musicale s’arrête, moment de silence.
C’est un mauvais sort qui provoqua le drame. Pourquoi, pourquoi renonça-t-elle à sa vie? Rien n’était fatal' irrémédiable. Vous auriez pu repartir accompagné de la demoiselle. Je me serais humblement effacée, moi votre obligée servante. J’aurais vu de mes yeux votre éblouissant bonheur. Sa félicité m'aurait comblée.

séquence musicale 38


Misère ô misère. Las' que va-t-il advenir de nous? Ce n’est ta faute' ô mon amour. Tu désirais me sauver, mais tu ne voulais pas abandonner ta promise. Quand tu prononças pour moi ces mots si brûlants' si fervents, j’ai revu ma vie nécessiteuse et miséreuse. J'ai ressenti les abjections' les humiliations que j’avais subies. Par toi' j’étais préservée' délivrée. Par toi' j’étais purifiée' sublimée. Soudain' je me crus libérée des maux qui m'accablaient. Se pouvait-il que ce bonheur me fût échu? Pouvais-je en dépit de ma naissance échapper à ma condition première? J'imaginais que ma protectrice angelette ailée m'avait promue. Je sentais mon cœur en ma poitrine éclater. Je ne concevais survivre à l'euphorie qui m'irradiait. Je ne parvenais à croire' en te contemplant' t'écoutant, ce que voyait mon œil, ce qu’entendait mon oreille. Las' trois fois hélas. Misère ô misère. Le miracle inespéré n’a duré qu’un instant.
LE JEUNE HOMME Je dois mourir afin d'expier ma faute. Mon amour' ô' pardonne-moi, pardonne-moi. Las' je dois mourir' je dois mourir.
LA SERVANTE Sans toi' que serais-je? Tu veux m’abandonner' me délaisser. Non, tu resteras toujours auprès de moi. Nous irons sur le rocher' main dans la main. L'onde engloutira nos corps inermes. Sans toi' que serais-je? Celui qui' par l'entrebaîllement de son infernal cachot, dans l'éblouissance un instant découvrit le paradis, peut-il continuer de supporter sa réclusion? Pourrais-je accepter maintenant les tourments que j’endurais. Consentirais-je à voir se flétrir ma beauté, s'évanouir ma vénusté, sans m'accomplir un jour dans la félicité?

séquence musicale 38


J'ignorerais les joies de l’amour. Jamais je n'élèverai patiemment un enfant né de mon flanc. Je ne connaîtrais jamais la famille unie, la sécurité' la sérénité' près d'un attentif époux. Je m'annihilerai dans le repos' l'éternel repos. Sans toi' que serais-je? Sans toi' que serais-je? Non, je ne veux plus vivre en ce monde ignoble. Je te suivrai, c'est décidé. L’onde engloutira mon corps sans que le temps ne l’eût corrompu. La visqueuse algue en ses filins emprisonnera mes bras' ligotera mes pieds. La ductile arène accueillera mon sein virginal. Ma chevelure au courant se déroulera, s’enflera. Le froid glacera ma chair. Lentement, je rejoindrai ma primordiale origine au sein de la Nature.
LE JEUNE HOMME Comment te supplier de continuer à vivre? Cependant' ne le devrais-je? Lorsqu'on chérit un être' insupportable est pour nous sa douleur. Dès lors qu'il demeurera dans le désespoir sans protection, faut-il encourager sa préservation, plutôt ne faut-il souhaiter sa disparition? Quand tu ressentiras le froid, je ne serais pas là pour te réchauffer. Quand tu gémiras sous le poids des avanies' des perfidies, je ne serais pas là pour te prémunir. Quand ton corps subira l'âge et la maladie, je ne pourrai te soutenir. Mon amour, viens si tu le veux. C'est décidé, nous irons sur le rocher.
LA SERVANTE Je n’aurais connu l’amour qu’un instant. Ma vie de malheur pour ce bref moment de bonheur. C'est pour aboutir à ce laps éphémère et fugitif que je naquis. C'est pour lui que je grandis' que je souffris, que mes pieds ont appris la marche et mes bras la préhension, que ma bouche émit un langage humain, pour cet unique instant précédant l'engloutissement dans le néant.

séquence musicale 38


LE JEUNE HOMME Notre existence est brisée. Tout paraît nous appeler pourtant vers le bonheur. Le soleil brille au fond des cieux, les moineaux pépient. Tout nous invite à la vie, cependant nous allons choisir de périr. Le destin, sphinx impénétrable' ambigu, selon sa fantaisie' nous transforme en héros ou meurtrier, lâche ou brave. Mystère. Sans que nous puissions rien tenter pour en infléchir l'accomplissement, le sort nous désigne un avenir douloureux ou radieux. Nous levant le matin, nous ignorons si le soir nous recevra la couche ou le caveau, si nous couvrira le drap moelleux ou le sindon rugueux.
LA SERVANTE Allons-y' mon amour. De ce pas' allons sur le rocher. Songeant à la fiancée défunte' unissons nos pensées.

séquence musicale 39


Rideau.


 

TROISIÈME ACTE


La terrasse de l’auberge d’Oberstein.

séquence musicale 40


Méphistophélès apparaît, une canne dorée à la main. Il boitille légèrement à cause de son pied fourchu. Il s’avance sur la terrasse, l’air goguenard, contemple l’ombrelle de la jeune fille restée sur la table. Il la saisit, la considère, puis la jette à terre. Il demeure un moment pensif, puis va s’asseoir à une table. Il se verse à boire. Nouveau long moment de silence jusqu’à ce qu’il devienne insupportable.
MÉPHISTOPHÉLÈS Une réussite comme celle-ci, cela valait bien que je me déplaçasse en personne. Quel spectacle! C’était la perfection même. Trois âmes pures. Trois anges.
Admirable!
Il se verse à boire, il boit. Nouveau long silence insupportable.
Belzébuth!
Un temps.
Assurément, c'est mon chef-d’œuvre. Mieux que la mort de Gretchen.
Un temps.
Belzébuth!
Oui, je crois, sincèrement. C’est mon chef-d’œuvre.
Nouveau long silence.
Mais que fait cet imbécile de Belzébuth. Il dort sans doute. Dormir pendant qu’un aussi beau drame se déroule. Quel rustre! Belzébuth!
Oui, trois âmes incorruptibles.

séquence musicale 33


Belzébuth s’avance en titubant. On reconnaît qu’il est l’aubergiste dont il a gardé le déguisement.
BELZÉBUTH Ya, mein Herr Méphisto, ya.
MÉPHISTOPHÉLÈS Te voilà, fripouille. Mais... il me semble que tu es allé faire un tour à la cave. Grossier personnage. Tu pourrais admirer au moins. Avoue que je viens d’accomplir une belle oeuvre.
BELZÉBUTH Bah, pas assez de sang pour moi.
MÉPHISTOPHÉLÈS C’est du travail propre. Ignare, indélicat. C’est vrai, tu n’es pas capable d’apprécier.
Je t’appelais pour les comptes.
BELZÉBUTH Ya, mein Herr, ya.
MÉPHISTOPHÉLÈS s’énervant quelque peu.
D’abord, ôte-moi cette barbe ridicule et ce tablier d’aubergiste.
BELZÉBUTH Comme il vous plaira, mein Herr.
MÉPHISTOPHÉLÈS souriant
Tu sais que nous sommes des gens honnêtes.
BELZÉBUTH Ha, ha, ha, ha...
MÉPHISTOPHÉLÈS Tu veux du bâton. Je me demande pourquoi je te garde à mon service. Mais c’est vrai, le spectacle de ta bêtise m’est parfois agréable.
Donc, nous sommes d’honnêtes gens.
BELZÉBUTH Mais...
MÉPHISTOPHÉLÈS saisissant sa canne
Tu veux du bâton?
BELZÉBUTH Oui, nos sommes d’honnêtes gens.
MÉPHISTOPHÉLÈS Ah, je préfère.
BELZÉBUTH Diantre si j’y comprends quelque chose.
MÉPHISTOPHÉLÈS Donc si nous sommes d’honnêtes gens, il nous faut payer nos dettes.
BELZÉBUTH Oh, croyez-vous ?
MÉPHISTOPHÉLÈS saisissant sa canne.
Décidément, tu veux tâter du bâton. Prends cette plume et note sur ce parchemin.
BELZÉBUTH Ya, mein Herr, ya.
MÉPHISTOPHÉLÈS Mein Herr, toujours mein Herr. J’en ai assez. Je suis un artiste. Appelle-moi Maestro.
BELZÉBUTH Comme il vous plaira, Maestro.
MÉPHISTOPHÉLÈS Donc, à l’aubergiste de Linden, nous avons promis vingt thalers pour qu’il accepte de renvoyer sa servante.
BELZÉBUTH C’est tout de même moi qui ai glissé une pelure sous son pied pendant qu’elle transportait une assiette. Quinze thalers suffiraient.
MÉPHISTOPHÉLÈS Soyons généreux, vingt thalers tout de même.
BELZÉBUTH C’est toujours pareil. C’est moi qui fait le travail et je reçois du bâton.
MÉPHISTOPHÉLÈS Cinq thalers au cocher de Donaueschingen pour s’être arrêté près de cette auberge.
BELZÉBUTH C’est tout de même moi qui lui ai fourni un prétexte en envoyant un serpent dans les pattes du cheval.
MÉPHISTOPHÉLÈS Tu aurais pu éviter de tuer ce pauvre animal. Cinq thalers, j’ai dit. Et cinquante thalers pour le tenancier du relais en réparation pour la perte d’un cheval.
BELZÉBUTH Vous plaisantez!
MÉPHISTOPHÉLÈS J’ai dit. Quant au patron de cette auberge, il avait refusé notre offre avantageuse. Comme c’est regrettable! Mais soyons sans rancune. Allez, je consens vingt thalers pour une couronne. Paix à son âme.
BELZÉBUTH Quand je pense qu’on aurait pu obtenir le même résultat sans se livrer à toutes ces manœuvres.
MÉPHISTOPHÉLÈS saisissant sa canne
Fripouille, que veux-tu dire? Tu me fais honte. Continuons. Dix thalers pour la bohémienne.
BELZÉBUTH Mais elle n’a fait que son métier puisqu’elle a réellement prédit l’avenir. Et puis elle a été payée.
MÉPHISTOPHÉLÈS saisissant sa canne
Bandit, tu veux vraiment gruger les honnêtes gens. Du bâton. Cinq thalers supplémentaires pour la bohémienne, j’ai dit. Comme je suis généreux!
BELZÉBUTH D’ailleurs, cette bohémienne, son intervention n’était pas nécessaire.
MÉPHISTOPHÉLÈS frappant des deux poings sur la table
Et l’esthétique du drame, qu’est-ce que tu en fais?
Maintenant, va porter cela, disparais. Je t’ai assez vu.
BELZÉBUTH À vos ordres, mein Herr, pardon, Maestro. Ma foi, je suis heureux que cela soit terminé. Il est fou. Pourquoi se donner tout ce travail? Nous aurions pu discrètement les pousser dans la rivière pendant qu’ils franchissaient un pont, le résultat aurait été le même.
MÉPHISTOPHÉLÈS Il frappe des deux poings sur la table
Disparais de ma vue, imbécile.
MÉPHISTOPHÉLÈS seul, toujours assis, il se prend la tête dans les mains. Séquence musicale longue. Un long moment de silence

séquence musicale 40


MÉPHISTOPHÉLÈS Combien la tragédie' gommant les aléas de la réalité, mieux déroule un destin soumis à la seule esthétique. Rien n’est supérieur à ce cheminement d’une intrigue élaborée, lorsqu’on en perçoit l'avènement, que l’on en prévoit l’achèvement, puis enfin qu’elle aboutit pleinement, suivant la triple économie de la durée, de l'espace et de l'action.
Il boit, un temps.
Je ne connais spectacle aussi récréatif' jovial, que celui de l’innocence affrontant le Mal. Jouir d'une ingénue martyrisée, n'est-ce acmé' sommet du vice' irradiant' enivrant? L'innocent: quel être exceptionnel' sublime! Jamais il ne conçoit d'ignominieux dessein. Même' il n'en saurait imaginer la possibilité. Nulle intention mesquine en son esprit ne s’ébauche. Son âme est pure. Son œil rayonne et sa face illumine. Son visage est éclairé par un nimbe iridescent. Mais s'il rejoint la multitude humaine' il perd sa candeur. Son auréole a disparu. Plus de rayon, plus de lumière en ses pensées. Le voici devenu triste' imparfait, misérable.
C’est au cœur de la tragédie que l’être en son for se dépasse. Dès lors' il atteint l'état magique où l’Amour seul importe. Son âme entrevoit l’Idéal. Sans regret' il sacrifie son existence. Le chemin céleste en sa vision magnifiée se déroule. Sa vie lui paraît accessoire' insignifiante. Le voici traversé par un influx surhumain. Vers la mort' il marche' éblouissant' alcyonien. Sa volonté lui permet de surmonter les épreuves. S'il n'était mu par ce génie fusant au fond de lui, sans réagir' il en fût écrasé.
Dieu mystérieux' tu conçus la Terre et les cieux, mais par la Mal' j'insuffle en ta création la jaculation. j'infuse en ta conception l'horreur et l'ardeur. C’est moi qui suscite espoirs' désespoirs. C'est moi qui fortifie noblesse' altruisme.
Si la douleur n’existait pas' disparaîtrait la conscience. Rien de beau, rien de grand ne se perpétuerait.


séquence musicale 42


Le nœud de l'existence est la souffrance.
Il boit, un temps.
Hélas' de moins en moins, la perversité ne m'occasionne agrément. Son influence approfondit mon humeur taciturne. Je sombre en ma dériliction' je plonge en ma désolation. Je ne veux rien contempler qui ne soit maléfique en ma solitude. Je suis las, je suis las. Jamais ne guérira mon accablement.
Seigneur' ta création jamais ne saurait te peser? Ne ressens-tu l'envie de la réduire au néant? Tu n’aurais qu’à souffler' tout se muerait en ombre. Toi seul pourrait me délivrer, toi seul pourrait nous délivrer. Pourquoi faut-il que demain le soleil à l’horizon paraisse? Pourquoi faut-il' sempiternellement, qu'un nouveau matin succède à la nuit? C'est toi le premier qui fauta. Je détermine agonies' décès, mais toi' Seigneur' tu conçois l'enfantement' la naissance. Qui fit naître au sein de la fange un parangon de Beauté, cette infortunée servante? Le crime inexpiable est-il un jour de l’avoir immolée, sinon de l'avoir engendrée? Qui de moi' de toi' peut se prévaloir du Bien' du Mal? Je l’ai délivrée de la geôle où tu l'enfermas. Pourquoi dans ce bourbier qu’est la Terre' as-tu condamné des anges? Préserve aux cieux leur existence. Que parmi les séraphins éternellement ils s'épanouissent. Laisse à mes soins les brutes. Mais pourquoi suis-je encor à discourir avec toi?

On entend siffler le train.


Le train pour Munich. Ses flancs sont plein de voyageurs affligés de passions. Chacune est futile autant que risible. Cependant chacun les satisfait, l’esprit fort autant que l’ingénu, le savant pareillement à l’ignorant. Vers quel destin vont ces malheureux tendus par la volition? Les élus connaîtront la réussite éphémère' illusoire. Les parias s'adonneront à la dépravation', la dissolution. La majorité s'enlisera dans une existence enkystée, misonéisme étriqué, mesquin? Tous ces cœurs deux par deux vont-ils vers la communion, la séparation? Tous' irréfléchis, s'enlaceront dans les rets que je leur tends. Les voici tels gibier débuchant du bois, tel brebis s'élançant vers l'aven béant. Des innocents. Pas un d'eux n'a conscience aigüe de l'avenir. Dès qu’ils ont franchi le seuil du wagon, leur destin pourtant se trouve en ce jour scellé' déterminé. Lors que le chef de gare a donné l’ordre au convoi de s'ébranler, se trouve enclenché leur calvaire. Que feraient-ils si le futur' soudain' leur était révélé, s'ils connaissaient les traquenards du périple? Continueraient-ils ce voyage ou redescendraient-ils sur le quai? Méconnaître' ignorer son destin, quel bienfait' gracieuseté! Pour moi' les entraînant dans le cours nauséabond de la vie, quel enivrement' quel enchantement. Tapi dans l'ombre' ils m'ignorent. C’est moi pourtant qui les invite en ce train maléfique. C’est moi qui tend leur ambition chimérique. C'est ainsi qu'ils vivront. Plus tard' quand les soumettra le déclin de leurs facultés, quand la vieillesse aura blanchi leur tempe et courbé leur dos perclus, dans le dénuement' ils se retrouveront aigris, vaincus' hagards. Sans borne' ils auront assouvi la bête en eux qui les dévorait, le désir incoercible' irrépressible. Des plis creuseront leur face alâchie, la rancœur nouera leur estomac, la désillusion tourmentera leur pensées.
Que l'espoir vous accompagne! Soyez bénis, vous tous qui voyagez' entraînés vers le destin que je vous réserve. Croyez bien qu'il sera nanti pleinement d’émotions, d’exaltation, d’élans sublimes. Que la vie s’accomplisse' amen.
Il se prend la tête dans les mains et demeure dans l’immobilité la plus absolue jusqu’à la fin de la scène.

séquence musicale 42


Moi, l'impie Méphistophélès' abhorré' vénéré, je suis le cœur de l'Univers. Je suis la seule' unique et nue vérité. Je suis l'essence ubiquitaire' intemporelle. Tout converge en mes pensées, tout se trouve anéanti, broyé' brisé par mon poing cynique. J'ai souillé la pureté, j'ai bafoué la beauté. J'existe. Je suis. Plutôt que le Rien' j'existe. C'est ainsi que jamais n'adviendra l'annihilation' la disparition' de l'Être infernal' démoniaque. L'univers' c'est moi, le réel' c'est moi. Les monts, le firmament, c'est moi. La fourmi, le renard, le putois, c'est moi. Je suis l'atome et l'étoile. Je suis l'éther et le sang. je suis' je suis' je suis.
La nuit descend. Lénifiante' elle est bienvenue.
Que soient les ténèbres. Dans l’obscurité, mieux je suis réjoui de contempler mes victimes. J’entends leurs adjurations, leurs vains cris de rébellion. Je me délecte en écoutant leurs supplications. Je me repais de leur souffrance et m'égaie de leurs sanglots.
Que soient les ténèbres. Je suis las, je suis las. Je voudrais me terrer dans un mausolée, ne plus jamais voir le jour. Mon esprit sondera les tragédies, les catastrophes. Puis il descendra, s'engloutira' stagnera, dans un gouffre inconnu de la pensée... pour s'évanouir dans la maléfique ivresse.

séquence musicale 43


Les démons pourront m’appeler' s'égosiller, je ne me lèverai pas. Les génies' lamies, les farfadets' pourront me prier' m’implorer, je ne répondrai pas. Les Harpies' les Furies pourront mener leur sabbat, m’aguicher de leurs potions' de leurs contorsions, je ne répondrai pas. Les follets pourront danser leur ballet pour me convier, je ne tournerai pas mon chef. Tous' ils pourront chanter' crier, glapir' beugler' hurler' gueuler, je ne me lèverai pas. S’ils pouvaient contempler mon visage' horreur' ils fuiraient, les cheveux hérissés, la bouche tordue' jusqu’au fond de l'espace. Toi' Seigneur' toi-même en ton équanimité, si tu scrutais ma pensée, tu frémirais, pétrifié de sidération.
Séquence musicale courte. La lumière décline encore jusqu’à l’obscurité totale lorsque Méphistophélès prononce son dernier mot.
Que soient les ténèbres. Je ne veux plus rien voir qui distraie ma contention. Je voudrais m’enfoncer' m’abîmer, devenir aveugle et sourd' mutique. Je voudrais me transmuer en matière informe' évanescente' amorphe. Je voudrais me réduire en signe' en reflet' vapeur. Je voudrais m’ensevelir' m’évanouir, me réduire. Je voudrais m’annihiler dans le feu de la géhenne.

séquence musicale 44


Rideau

Le Train de Munich - Claude Fernandez - © Claude Fernandez
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