JOURNAL D'UNE FEMME NARCISSIQUE

Claude Fernandez

Journal d'une femme narcissique - Claude Fernandez - © Claude Fernandez
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PRÉSENTATION

Angiolina vit retirée dans un chalet où elle mène une vie ascétique entièrement dévouée à la recherche d'une volupté supérieure qu'elle atteint par le narcissisme, le sentiment de sa propre beauté. Elle tente d'accéder à l'hyperféminité dans la plénitude de son esprit et de ses sens. Elle raconte comment cette quête s'est emparée d'elle pendant son adolescence, comment elle a pu occasionner les vicissitudes de son existence.



JOURNAL


On me dit belle - et même très belle. Certaines et certains me disent irrésistible, mais je n'apprécie pas vraiment cette idée d'attirance. Je préfère imaginer que la beauté féminine est indépendante de la séduction. Certains et certaines m'apprécient, disais-je, cependant j'accorde plus d'importance aux suffrages féminins. Pour une fille, il est plus facile, me semble-t-il, d'impressionner un homme qu'une autre fille. Je ne sais s'il y a quelque vérité dans les témoignages de ceux qui m'ont complimentée ou adulée. J'ai toujours eu la passion de mon propre corps, sans prêter attention aux jugements extérieurs.
Comment me décrire? Je suis grande, mais pas trop grande, mince, mais pas trop mince. J'ai des cheveux blonds comme Vénus, des yeux bleu-vert comme Athéna, une peau blanche comme les angelettes sur les toiles de Botticelli, mais je suis comme toutes les filles blondes aux yeux bleu-vert, gris ou bleus. Nous sommes nombreuses, et nombreuses parmi nous sont très belles. Il en est de même pour les brunes, les rousses, les chataines qui ne sont pas moins belles... J'ai conservé toute ma vie une chevelure très longue. Mes mèches varient du jaune pâle au jaune doré. Elles sont très rigides, et cette rigidité me donne une impression de rigueur, de vigueur, de perfection. Je consacre de longs moments à les apprêter. Parfois je me confectionne une queue de cheval, parfois un jet d'eau, ou un palmier comme les fillettes, ou encore des nattes. Ma coiffure préférée, ce sont des mèches qui retombent librement autour d'une tresse. Cette blondeur qui m'environne représente pour moi une auréole de pureté comme les nimbes des séraphins. J'aime sentir mes cheveux contre ma peau, sur mes joues, sur mon front, sur ma nuque, dans mon dos. Je ne m'en lasse jamais. Ils me donnent une sensation de douceur, de souplesse de puissance. Je me sens protégée par cette chevelure. Je l'avoue, parfois j'éprouve une sensation grisante quand les autres filles l'admirent.
Je suis mince, ai-je dit, oui mais surtout pas maigre. Mille fois je préférerais devenir plantureuse plutôt qu'étique. Ma morphologie, comme chez toutes les femmes, présente des contours adoucis qui évoquent générosité, chaleur, plénitude. J'abhorre les angles aigus, j'adore les rondeurs, tout ce qui est arrondi, les courbes, celles de mes épaules, de mes seins, de mes cuisses, de mes hanches, de mes bras, de mes mollets, de mes chevilles.
Finalement, je me sens une fille parmi d'autres. Et cette idée d'appartenir à une communauté d'êtres semblables m'apporte plus de bonheur que de me croire exceptionnelle.

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Ce journal, c'est l'expression de mes sentiments, de mes émotions. Je témoigne de ma sensualité multiforme, envahissante, invasive à l'égard de moi-même, des objets, de la Nature. En revanche, l'on n'y trouveras rien qui concerne la sexualité car je ne me sens pas concernée. C'est une préoccupation assez masculine qui, me semble-t-il ,indiffère la grande majorité des femmes.

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Dans un ouvrage illustré de la Divine Comédie, un jour, j'ai découvert un dessin représentant Béatrice. Je me suis immédiatement reconnue en elle. Oui, elle correspondait à ce que j'étais moi-même, ou du moins à ce que je voulais être. J'ai pleuré en la découvrant la première fois. J'avais l'impression de voir ma sœur, cette sœur que je n'ai jamais eue.

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Je suis persuadée que la relation que l'on entretient avec notre corps détermine intimement notre caractère, nos sentiments, nos actions. Ne suis-je pas un ensemble indissociable? Je sens mes cheveux longs retombant contre mes épaules, je sens mon visage, mes yeux, ma bouche, mes doigts, mes mains. Cette sensation de beauté m'envahit tout entière jusqu'au délire. Si l'on éprouve une attirance vers la beauté, ne peut-on l'exprimer aussi bien à l'égard de soi-même que d'une autre personne, ou encore d'un animal, ou encore d'un objet, d'un paysage? L'on croit généralement que l'idéal peut être atteint quand on parvient à se délivrer de sa dépouille corporelle. Je crois au contraire qu'on le rejoint quand il s'incarne en soi-même harmonieusement.

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Parfois j'imagine que j'aurais pu vivre en d'autres temps sous d'autres cieux. J'aurais alors été une prêtresse, une vestale et ma vie se serait écoulée en purifications, en sanctifications. Chaque instant serait un moment de perfection. De l'aube au crépuscule, je me consacrerais à l'adoration de la déesse. Je demeurerais parmi la douce compagnie de mes sœurs. Quel réconfort de retrouver chez des êtres semblables à soi-même l'idéal que l'on porte! Combien pitoyable et misérable apparaît l'existence des femmes qui voient uniquement dans leur beauté un moyen de conquérir un homme! Elles ne ressentiront jamais cette griserie supérieure de la féminité.

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Je m'identifie souvent aux grandes héroïnes. Ma préférée, c'est Électre. J'ai immédiatement été séduite par la fierté de cette fille. Elle représente l'exigence absolue de la jeune fille qui découvre la vie et refuse le triste matérialisme. Électre est une révoltée contre la trivialité commune de l'existence, elle aspire à la noblesse, à l'élévation. Une autre héroïne qui me fascine, c'est Béatrice. Elle représente le triomphe de la Femme délivrée des contraintes terrestres, l'image mystique de l'Absolu divin.
Chez la déesse Athéna, c'est la puissance alliée à la beauté que j'admire. Je retrouve aussi en elle quelques unes de mes caractéristiques physiques: ses yeux pers, sa chevelure. Quand un danger me guette, je sens parfois sa frénésie guerrière me traverser comme un souffle irrésistible. Il me semble que soudain elle habite mes membres et je me crois invulnérable. Les héros grecs la priaient, Ulysse, Hercule. Sur eux j'ai l'avantage de réaliser une véritable identification avec la déesse, dans ma chair, dans mon être même.
Cependant, c'est le culte de Vesta, la déesse du foyer, qui m'inspire le plus, qui m'impressionne le plus. Vesta, la plus mystérieuse, la plus fascinante. Elle ne s'éloigne jamais de l'âtre, elle demeure toujours dans l'immobilité, elle est toujours silencieuse, discrète, effacée, concentrée. Pour moi, elle représente la transmission de générations en générations. Je me sens proche de mes ancêtres. Tout ce que je suis provient des gènes qu'ils m'ont transmis. Je suis leur fille, ce sont eux qui m'ont créée. C'est moi qui les représente aujourd'hui sur Terre, ils vivent à travers moi. Je suis la dépositaire de leur mémoire. Je dois être digne de ce qu'ils furent.

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À l'âge de quatorze ans, je ressentais un dégoût violent pour toutes les substances artificielles ou naturelles, en premier lieu pour la nourriture. Je ne pouvais absorber que des mets purs à mes yeux, exempts de toute souillure, ou du moins ce qui me paraissait tel. Tout aliment me semblait suspect. Les reliefs de repas, les restes, les sauces, les hachis, les bouillies, les purées déclenchaient en moi une irrépressible envie de vomir. Les viandes, surtout, m'écœuraient par leur aspect flasque, mou, élastique. Et puis je pensais qu'il s'agissait d'animaux tués par la main de l'homme. Je voyais les cages, les enclos, et surtout les abattoirs, les files d'animaux qui attendaient, les cris qui sortaient des gorges, le couteau de l'équarisseur. J'avais horreur du sang et pourtant je savais que j'étais constituée de ce fluide indispensable à la vie. J'étais hantée par les sécrétions et les excréments. Tout ce qui était biologique déclenchait en moi une aversion. Je recherchais les objets durs, compacts, au contour net, à la texture brute. Ils me semblaient une antidote à cette horreur. Heureusement je ne refusais pas toute nourriture. Les mets qui possédaient un aspect appétissant, une présentation agréable dissipaient mes dégoûts. Même une viande, un pigeon rôti par exemple. Je pouvais oublier l'acte barbare qui avait réduit cet animal gracieux à l'état de victuailles. Il me paraissait alors avoir été foudroyé, saisi superbement en plein vol dans toute sa beauté, toute sa noblesse par la flèche d'une intrépide chasseresse. Toutes mes appréhensions procédaient de la sensualité, excluant tout sentiment mystique ou toute idéologie.
En dehors du domaine alimentaire, je ressentais une répulsion pour la plupart des animaux, les vers, les araignées, les singes, les chiens, les reptiles surtout. Il ne s'agissait pas de la frousse ridicule que peuvent manifester certaines femmes en voyant une souris, c'était une antipathie profonde.
Je passais une grande partie de mon temps dans la salle aquatique à me laver, à me coiffer, à me farder. J'essayais tous les parfums. L'odeur qu'ils émanaient constituait pour moi une bulle protectrice dans laquelle j'évoluais. Les cosmétiques représentaient des substances salvatrices, des ingrédients provenant du monde éthéré. Ils possédaient le pouvoir magique de dissoudre les impuretés, de recréer le paradis sur Terre, ou du moins d'en procurer l'illusion.
Je n'avais pas encore à cet âge une conscience aiguë pour lutter contre toute ces phobies. Insensiblement, je refusais le monde qui me paraissait incompréhensible, livré à toutes les formes triomphantes du Mal et de la dégradation.

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Un jour, une crise grave me secoua. C'était la fin de l'année scolaire, j'avais participé avec toutes mes camarades à la fête du village. Après le repas, il y eut le bal. Je croyais mes amies insensibles à cette espèce de coutume destinée à favoriser le rapprochement des garçons et des filles. Pourtant, je les vis devant moi une à une accepter de danser tandis que je refusai les propositions. Je me retrouvai toute seule. Quand je les vis enlacées par un cavalier sur la piste, je ressentis un dégoût violent pour ces contacts.
Ce fut un tremblement incontrôlable qui s'empara de moi, une irrépressible nausée. Je ne pouvais plus supporter le bal. Je quittai la salle. Une de mes amies aperçut ma réaction et m'appela. Sans écouter, je gagnai un chemin et je m'enfonçai dans la nuit. Je courus ainsi très longtemps, j'étais sûre de ne jamais revenir sur mes pas, je voulais fuir l'existence. Les buissons me lacéraient les jambes et les bras, les épines griffaient ma peau, je ne sentais rien. La solitude m'était nécessaire, une solitude absolue, loin de tout, loin des hommes, loin de la vie. J'étais dans un état psychique incohérent. Des pensées tourbillonnaient en moi. Je voyais simultanément tout ce qui existait, toutes les formes de l'existence, tous les sentiments, toutes les émotions. Ils se confrontaient en moi sans pouvoir se résoudre. Cependant, j'entendais encore la rumeur lointaine du bal, Tous les contacts charnels repassaient dans ma tête, c'était cela surtout qui m'écœurait. J'avais l'impression que mes amies m'avaient trahie. Je ne voulais plus les revoir, jamais, jamais.
Ce qui me poussait au désespoir ne provenait pas de moi, mais plutôt de la singularité des autres par rapport à moi. Je ne voulais plus revoir personne. Je continuai à courir, j'approchais de la rivière. L'existence me paraissait abominable, sans possibilité de résolution, sans possibilité de solution. Un trou noir s'agrandissait en mon esprit. J'étais maintenant près de la berge que je surplombais sur un petit tertre. Là, je m'arrêtai. Je souffrais horriblement, une atroce douleur tiraillait mon ventre, puis remontait en spasmes jusqu'à ma gorge. Je suis restée longtemps ainsi, tétanisée, révulsée, incapable de mouvement. La nuit, déjà, était bien avancée. Je ne pensais pas à mes parents qui devaient s'inquiéter.
Je fixais le gouffre noir qui s'ouvrait devant moi dans une trouée de verdure comme une porte des Enfers.. Au fond, je sentais la présence de l'eau froide, j'entendais ses remous, je devinais sa profondeur.
Je ne savais même plus si j'existais, ce qu'était le monde autour de moi, je n'accrochais plus à ma destinée, j'avais rayé mon avenir. Je n'étais plus qu'une parcelle de matière parasitée par une conscience, une conscience qui voulait disparaître, s'anéantir. Je pensais à l'horreur de ce qui était vivant, je voyais des monstres, des animaux hideux. La laideur, la beauté m'apparaissaient tour à tour en une confrontation énigmatique, insoluble. Je ressentais la souffrance des êtres. Je pensais aux femmes, à la fatalité de leur éternelle condition. Je voyais toutes les souffrances du monde, tout le mal que l'Homme commet chaque jour. Je pensais à la vulnérabilité, l'irrémédiable vulnérabilité des êtres, l'impuissance du nourrisson qui naît sans force alors que son destin est déterminé, je voyais aussi celle des animaux. Une image revenait dans mon esprit, celle d'un chat que j'avais trouvé un jour, écrasé sur la route. Le matin, il s'était levé, il était sorti. Il ne savait pas ce qui devait lui arriver. C'était le dernier jour de sa vie, c'était inéluctable. Il enclenchait lui-même la suite des événements qui le conduisaient vers sa mort. Désormais, rien ne pouvait changer sa destinée. Rien. Absolument rien n'aurait pu le retenir. Non, rien n'aurait pu briser l'enchaînement des causes et des effets. À quelques kilomètres, l'automobile roulait jusqu'au point fatal. Lui, sans rien savoir, il avançait...
Nulle créature n'avait demandé à naître, mais elle naissait. Il était impossible d'éviter cette naissance et cette souffrance. Rien, rien ne pouvait la justifier, elle était intolérable. La vie n'était pas acceptable, l'Existence même n'était pas supportable. Et rien n'aurait pu supprimer ma propre souffrance devant toutes ces souffrances.
Qu'est-ce qui pouvait me retenir? Les pensées continuaient à tourbillonner dans mon esprit. Seule une idée positive pouvait me dissuader d'accomplir l'acte ultime. Je la cherchais inconsciemment en mon esprit. Je tentai d'oublier l'image du chat. Je pensai à Erika, mon ancienne amie, et je pleurai de nouveau, elle aussi maintenant devait connaître un garçon, comme les autres. Il n'y avait plus rien qui pouvait rester pur, plus rien qui me permette d'accepter l'existence. Cette dernière pensée me plongeait dans un désespoir plus horrible encore. Alors, je pensai à moi-même, je me revis pendant toute ma vie jusqu'ici. Une transformation s'opérait en moi lentement. Je cessai brusquement de pleurer. Je repris conscience de mon corps, de ma beauté, je me sentis tout d'un coup renaître, pour moi-même, mais pour moi-même uniquement. Un voile se déchira dans ma tête, des visions lyriques emportèrent mon esprit. Je voyais la nature autour de moi, les arbres, le ciel. C'était une nuit de printemps, je voyais la beauté partout autour de moi. Je me sentais moi-même à l'unisson de cette beauté. Je ressentais mes mains, mon visage, mes cheveux, surtout mes cheveux, ma longue chevelure que j'aimais tant. J'avais l'impression de posséder un trésor, un trésor inestimable qui m'était donné miraculeusement. La beauté, oui, elle existait dans le monde et elle existait en moi. Mais pourquoi fallait-il qu'elle soit partout vendue, déchirée, détruite? En revanche, j'étais sûre qu'aucun garçon n'avilirait jamais ma beauté. Je me sentais protégée. À ce moment, je me sentis renaître. Mes amies que je venais de quitter n'existaient plus, le bal n'existait plus. J'atteignais alors un sentiment nouveau que je ne connaissais pas, la perception de la Force. Non pas une force physique, mais une force morale. J'avais atteint la Force. Ma force, elle s'exprimait par un refus, le refus des éléments négatifs, c'était une fierté, un défi. C'était une volonté de lutter, de combattre. Je me sentais toute-puissante, victorieuse. Le bal maintenant me semblait risible, ridicule, pitoyable. Pitoyables aussi ces couples qui s'embrassaient dans la lumière satanique des lampions. Je les méprisais. J'atteignais une extraordinaire sérénité.
Je cessai de fixer l'eau verdâtre, je me tournai vers le village comme si je désirais l'affronter. Le jour se levait, j'entendis alors des bruits se rapprocher, des voix qui m'appelaient. Je m'avançai, lucide, apaisée. Au bout du chemin apparurent deux hommes, dont un gendarme. Ils m'aperçurent et se dirigèrent vers moi. Je les vis hésiter un instant comme s'ils avaient vu un être fantastique. «Est-ce que tout va bien?... Venez..» me dit l'homme qui accompagnait le gendarme. Je les suivis comme en un songe.

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Au village, il y avait papa et maman qui m'attendaient devant un café. J'étais heureuse de les voir, bien sûr, et eux aussi. Cependant, il y avait un attroupement devant la maison. Des gens étaient venus, attirés par la nouvelle de ma fugue. Certains reculèrent lorsque je m'avançais. J'étais devenue pour eux une créature surnaturelle.
J'étais toute griffée, le visage lacéré, la robe déchirée. Mon esprit se trouvait dans une tension extrême, mais j'étais sereine, je me sentais tout entière force et beauté. Tous les regards étaient fixés sur moi. Je reconnus parmi ces gens le crémier qui me considérait intensément.
Je me souviens, c'était lui, l'an dernier qui avait dit à propos de moi: «Une fille belle comme cela, elle n'est pas faite pour vivre dans notre monde». Maman me prit dans ses bras. Je rassurai mes parents et leur promis que cela n'arriverait jamais plus. Maman me demanda cependant de voir un médecin spécialiste, c'était un psychologue ou quelqu'un dans ce genre. J'acceptai pour ne pas la contrarier. Près de mes parents se trouvaient aussi quelques unes de mes amies, je ne fus pas très heureuse de les voir, mais je repris vite ma contenance. Que s'était-il passé entre elles et ces garçons cette nuit? Comment osaient-elles se présenter après cela devant moi? Il me semblait qu'elles auraient dû se transformer en méduse ou en pieuvre, cependant je détectai sur leur visage une légère transformation, presque rien, révélant qu'elles n'étaient plus les mêmes. C'était une sorte d'absence, d'impassibilité, leurs yeux étaient vides. Nous ne serions plus amies, j'en étais sûre. Je pensais à ce philosophe grec dans une auberge. Il avait dit le soir à une jeune fille «bonsoir vierge» et le lendemain matin, il avait dit «bonjour femme», car il avait compris d'un regard qu'elle avait passé la nuit avec un homme.

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L'après-midi, maman me déposa devant le cabinet du psychologue. C'était un homme barbu avec un air mystérieux, comme je l'imaginais. Il me regardait de côté, d'un air incrédule. J'avais l'impression qu'il était complexé par mon cas. Au contraire, moi je me sentais bien. C'était curieux, les rôles étaient inversés. Vous avez une anomalie sexuelle» me dit-il. Je ne vois pas de quoi vous parlez» répondis-je. Il baissa les yeux avec un air honteux. Votre répulsion sexuelle doit vous rendre malheureuse. Vous êtes mal dans votre peau. Je comprends» continua-t-il. Non» lui répondis-je «au contraire, je me sens bien comme cela, je crois justement que je ne pourrais pas supporter d'être comme mes anciennes amies». C'est pourtant vous qui avez fait une fugue, pas elles. Oui, mais c'est à cause d'elles, à cause de leur changement récent». Il me considéra d'un air attendri. Pour lui maintenant, c'était clair, je faisais de l'infantilisme, son visage s'éclaira quelque peu. La vérité, me dit-il, c'est que vous ne voulez pas vous l'avouer, vous voyez vos amies fréquenter des garçons et vous en êtes jalouse. Non» rectifiai-je «cela ne me plaît pas parce que je trouve que les garçons ne sont pas beaux. et en réalité ils n'aiment pas les filles.» «Pour vous, pour vous évidemment ils ne sont pas beaux, pour elles, si, la preuve» me répondit-il En revanche, je trouve les filles belles. » poursuivis-je. Vous les trouvez belles» me dit-il «oui, mais sans plus, comme on peut trouver un objet beau, ce n'est pas de cela qu'il s'agit.» Alors, de quoi s'agit-il, je ne vois pas?» Il ne répondit pas à ma question et baissa de nouveau la tête, avec un air sombre. Puis, subitement saisi d'une illumination, il me dit alors: «Est-ce que vous ne voudriez pas être un homme?» Ma grimace à l'énoncé de sa question finit de lui ôter tout espoir d'élucider mon cas.
Comme l'entretien s'éternisait, il termina en affirmant que ma maladie psychologique finirait par disparaître. Mais c'est grâce à elle, lui dis-je, que je ne me suis pas jetée à l'eau l'autre nuit. « Vous savez, docteur, je crois qu'il y a erreur, ce n'est pas moi qui suis malade, j'ai l'impression que c'est le monde autour de moi qui est malade.»
Il me raccompagna en haussant les épaules.
Pendant tout l'entretien, il n'avait pas cessé de me fixer d'un air interrogateur. Son discours me paraissait vraiment bizarre. Peut-être imaginait-il que je devais être une chimère mi-homme mi-femme, mais cela ne correspondait pas avec mon physique. Non, j'étais bien une fille et je me sentais bien une fille. Totalement.

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C'est à cette période que des curieux et des admirateurs commencèrent à se rassembler devant notre maison. Le surlendemain de ma fugue vers la rivière, au matin, papa découvrit plusieurs personnes devant le pas de notre maison. Elles désiraient simplement de mes nouvelles. Bientôt, le flot grossit de jour en jour. Sans doute ces admirateurs trouvaient-ils en moi une particularité remarquable. Quelques jours après, les visites devant notre maison s'espacèrent. C'est alors que je fus inondé par des dizaines de lettres. Je pense que maman ne m'en donna qu'un petit nombre. Certaines étaient des déclarations d'amour de la part de garçons ou de filles. Dans certaines, j'étais considérée comme une véritable divinité, une nouvelle vierge ou le messie des temps modernes. Mon premier réflexe fut d'échapper à cet envahissement, c'était également la démarche de mes parents. Aujourd'hui, je pense que tous ces gens qui m'avaient écrit me considéraient réellement comme un idéal. Je crois qu'ils témoignaient réellement d'un sentiment très élevé à mon égard. Plus tard et tout au long de ma vie, je devais spontanément rencontrer une ferveur similaire à mon égard en diverses occasions. Cette adulation atteignit encore un degré supérieur quand plusieurs villages environnant décidèrent de m'adopter comme mascotte ou comme fille d'honneur. Pourquoi? J'honorais leur invitation, cependant ma discrétion naturelle ne permit pas au mouvement de s'étendre. La situation redevint normale au bout de quelques mois et je retrouvai l'anonymat.

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Ce matin, maman est venue me prévenir que mes copines m'attendaient en bas dans le salon. J'ai été un peu décontenancée. Leur visite ne m'enthousiasmait pas tellement. Je n'ai pas voulu me présenter telle que j'étais. Je me suis fardée, rapidement, mais à l'excès, dans la salle aquatique, en me passant un rouge à lèvres très vif. Je voulais paraître dans tout mon éclat, resplendissante, voire provocante. Enfin, je suis descendue quand maman m'a de nouveau appelée. Elles étaient quatre: Maria, Alicia, Lorena et Clara. Je me suis d'abord adressée à elles par quelques mots d'allemand. Par défiance, une manière de refuser l'ancienne intimité qui nous liait. Il faut savoir qu'à part quelques très rares mots, on ne parle jamais allemands entre jeunes dans notre canton. Elles n'ont parlé que de ma santé, c'était le seul sujet de conversation. Elles n'étaient pas désagréables, mais j'avais l'impression que c'était une pure visite de courtoisie, la dernière. C'est vrai, elles avaient d'autres soucis: aller voir les garçons, je le savais. Je compris alors qu'à partir de l'adolescence, toutes les relations, tout le comportement ont une signification tournée vers la recherche d'un partenaire. Après le mariage, les relations deviennent familiales. Finalement, c'est mieux. J'avais l'impression que ma relation avec elles n'avait plus aucun sens. Ce qui devait terriblement les gêner, c'est ma beauté que j'avais bien mise en évidence en me fardant, je dois l'avouer. Pour elles, à l'évidence, la beauté d'une fille, et surtout le maquillage, n'avaient qu'un but: séduire les garçons. Moi, j'avais plus encore qu'elles cette qualité, je la cultivais, mais pas du tout pour séduire les garçons, pour moi-même, et aussi, je l'avoue, ce jour-ci pour les impressionner. Alors elles ne comprenaient pas. Elles ne souffraient pas de notre séparation, elles étaient devenues comme toutes les filles qui fréquentent: totalement absentes. Auparavant, elles étaient des filles vivantes, maintenant elles étaient des fantômes. La conversation sur ma santé tournait en rond et s'éternisait, entrecoupée de silences révélateurs. Aucune d'entre nous n'aurait osé briser l'apparence de ce discours hypocrite masquant les non-dits dérangeants. Je me plaisais presque cyniquement à le prolonger. Enfin, gênées, elles se résolurent à partir.
Quand j'eus refermé la porte derrière elles , je suis remontée dans ma chambre et je me suis mise à pleurer.

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L'année qui suivit ma fugue, j'ai retrouvé une certaine sérénité. J'ai travaillé dur au lycée jusqu'à mon diplôme. C'est une période que j'ai totalement évacuée de ma mémoire. J'avais toujours l'esprit occupé par mes études, peut-être pour oublier. Ensuite, je me suis inscrite à l'Université dans la section des langues. Après ma première année, j'ai décidé, comme d'autres étudiants, de m'engager pour l'été dans un emploi. J'ai obtenu un poste de monitrice dans un centre aéré pour les enfants dans un canton voisin. J'y ai vécu des moments qui m'ont marquée.

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Devant l'autobus, je regardais une à une les fillettes qui m'avaient été confiées. Je n'étais pas déçue, non, bien que certaines évidemment soient plus belles, plus avenantes que d'autres. Toutes cependant, par leur ingénuité, leur candeur, leur jeunesse, retenaient mon attention.
Elles paraissaient toutes très heureuses de se retrouver sous ma protection. Spontanément, elles m'avaient accueillie avec des sourires dès qu'elles m'avaient vue. Je m'apercevais que mon physique et mon comportement naturel influaient beaucoup dans les rapports que je pouvais entretenir avec diverses personnes, hommes, femmes ou enfants. J'ai constaté immédiatement que mes fillettes se reconnaissaient en moi. Et réciproquement je me reconnaissais en elles. Par la suite, elles allaient de plus en plus m'admirer sans que j'adopte une attitude particulière, et certaines m'ont adorée, je crois même, jusqu'au délire. Deux d'entre elles surtout ont attiré mon attention, deux blondes, elles étaient toujours ensemble. Sans doute étaient-elles des copines de classe ou étaient-elles voisines. On ne pouvait jamais voir l'une sans l'autre. Bien que ce soit un phénomène anodin de voir ainsi deux copines inséparables, j'ai ressenti une fascination pour cette relation quasiment fusionnelle entre deux filles. Ainsi, jamais elles ne pouvaient se sentir isolées, jamais elles ne pouvaient s'ennuyer. Aucune situation ne pouvait les inquiéter tant qu'elles étaient ensemble. Et l'une pouvait retrouver chez l'autre les qualités qu'elle-même possédait.
Je me plaisais à les observer, les admirer. Je m'adressais à elles et je m'occupais d'elles, mais pas plus que de leurs camarades. Je ne cherchais pas à nouer de relation privilégiée avec elles. Au contraire, la contemplation discrète de leur propre relation, entre elles, était suffisante à me satisfaire. Un jour, cependant, au cours d'une sortie autour du lac, elles ont pris spontanément ma main pendant que les autres fillettes nous suivaient. Avais-je la sensation qu'elles étaient mes filles ou mes sœurs, ou bien des sosies multipliés de moi-même. Je ne sais.
J'ai médité souvent par la suite en pensant à elles, à ce qu'elles ont pu devenir et j'ai pleuré. Pourquoi pleurais-je? Aujourd'hui, je pense encore à cette promenade autour du lac, à ces instants que nous avions vécus ensemble. Mais n'était-ce pas trop – ou pas assez – le contact sensuel de leur main?
Je regrette aujourd'hui de ne pas me souvenir de leurs paroles, de leur voix. Longtemps après seulement j'ai compris que ces instants passés avec elles avaient été exceptionnels. Je donnerais mon existence même pour les revivre miraculeusement.

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Dans la colonie, mon prestige augmentait auprès de tous, les enfants comme les autres moniteurs. C'est un phénomène que j'ai souvent constaté par la suite. Je ne sais pas vraiment l'origine de cet effet. J'ai l'impression que l'on attend de moi une vérité philosophique, on me considère comme une sorte de messie. Cet effet doit être induit par mon comportement naturel, quoique je ne tienne jamais de propos d'ordre moral et que je ne professe aucune doctrine, aucun principe, aucune idéologie. Je m'exprime par ce que je suis et non par ce que je dis. Le Directeur m'avait fait remarquer que je devais avoir un charisme exceptionnel car toutes les fillettes du centre m'admiraient. C'était vrai que dans la cour, elles étaient souvent toutes autour de moi, même celles que je ne connaissais pas. Très peu de garçonnets me suivaient ainsi. J'en avais vus un ou deux, quelquefois, qui me regardaient de loin comme s'ils étaient hypnotisés. Cet enthousiasme que je suscite semble donc bien lié à la féminité. Sans doute les fillettes s'identifiaient-elles à moi. Peut-être voulaient-elles devenir ce que j'étais. Ce succès devrait me réjouir. Au contraire, j'étais triste car je savais que jamais je ne pourrai leur apporter cet idéal que je ressentais en moi, cet idéal incompatible avec la société.
Les moniteurs adoptaient un comportement plus complexe à mon égard. J'ai clarifié la situation dès le départ, gentiment, sans insister. Cela ne m'intéressait pas de fréquenter quelqu'un, c'était ainsi. Les monitrices n'ont fait aucun cas de ma singularité. Je me sentais proche d'elles, je n'ai rencontré aucune difficulté relationnelle avec elles. Et puis, souvent, les conflits viennent de rivalités à propos des garçons, or, je n'étais pas concernée. On me considérait comme une confidente impartiale et désintéressée. J'avoue que les commentaires des uns et des autres sur toutes ces subtilités psychologiques qui s'entrecroisaient me paraissaient tortueuses, inutiles. Je me félicitais de me situer en dehors de ce nœud gordien. Les moniteurs, eux, osaient beaucoup moins me parler. Ils étaient intimidés, je ne sais pas pourquoi, cependant je n'ai observé aucune réaction négative. Peut-être, finalement, étaient-ils heureux de converser avec une belle fille sans qu'intervienne aucun sous-entendu, aucun espoir de fréquentation sans doute, mais aussi aucun risque de souffrance et aucune nécessité de briller, de se positionner.
L'un d'eux m'a dit qu'il trouvait cela reposant et qu'il se sentait délivré de ce comportement compliqué, lié aux relations amoureuses. C'était un fardeau dont il se sentait libéré. Quant à mes rapports avec mes fillettes, ils étaient interprétés comme une compensation de mon incapacité à contracter une relation amoureuse avec un garçon. Je savais qu'en réalité il n'en était rien. Ce que je manifestais pour mes fillettes, c'est un sentiment plus complexe, et pour moi c'était de l'amour. Cependant, je ne contredis pas cette interprétation qui rend trop bien service à tout le monde et surtout à moi-même.

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Je les aimais toutes, c'est vrai, j'avais envie de les protéger, de les soigner, d'être attentive à leur moindre désir, de les aider, de les habiller, de les coiffer. Une sorte d'instinct maternel très fort, finalement, mais un instinct maternel qui ne concernerait que les petites filles et pas les petits garçons. C'est très bizarre, mais pour moi cela paraît naturel. Je me demande si cela existe chez d'autres filles.

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Il faut que j'évoque mes relations approfondies avec l'un des moniteurs, Luciano. Malgré l'avertissement général que j'avais formulé à mon sujet lors de la présentation, j'ai constaté que ce garçon saisissait toutes les occasions pour s'entretenir avec moi. Je l'ai accueilli favorablement car sa conversation m'intéressait. À son crédit aussi, son approche n'était pas celle de l'allusion à l'idylle, ce comportement permanent entre les garçons et les filles qui m'irritait tant. Je pense que les filles pouvaient le trouver séduisant. Pour ma part, son aspect me laissait indifférent. Son physique était avenant, ses traits réguliers, c'est le seul jugement que je peux affirmer à son égard. Je ne peux pas trouver beau un garçon. Pour moi, cela n'a aucun signification. Il est neutre ou bien laid, mais beau, non, jamais. À mes yeux, seule une fille peut être belle.
Luciano était un véritable artiste, il étudiait le violon, il composait, il se préparait pour des concerts, des concours. Son enthousiasme, sa passion pour son instrument m'impressionnaient. «Pourtant» me dit-il un jour «ma passion, ce n'est pas ce manche en érable, ni ces quatre cordes en acier, ma passion, elle est au-delà, elle n'a pas de forme, elle n'est pas composée de matériaux périssables, c'est la sublimité, le génie.» Son intérêt suprême ne visait pas même cette série de vibrations que produit la musique, mais ce qu'elle recèle. Déclarer qu'on aime la sublimité dans un art, c'est rechercher vraiment l'absolu, se situer au-dessus du médiateur même de cette sublimité.
J'avais fini par apprécier la compagnie de Luciano, emporté par son exaltation lyrique, néanmoins il n'exerçait pas à mon égard la moindre attraction, comme la ressentent peut-être la plupart des filles. Il me proposa un matin de passer notre jour de congé ensemble. Je ne comprenais pas vraiment son attitude. Il savait que je ne recherchais pas de rapport amoureux. L'attirais-je au point qu'il outrepassait cet obstacle? ou peut-être, malgré mes déclarations, espérait-il que je le surmonterais moi-même Ou bien encore s'était-il proposé le défi de me séduire malgré mon indifférence. Je crois plutôt à la première hypothèse. Il était trop entier, trop sincère pour nourrir de telles stratégies donjuanesques ou casanoviennes. J'acceptai à la condition qu'on reste dans l'enceinte du Centre aéré. En effet, j'aurais eu horreur de me promener en couple. Les gens nous croisant auraient pensé automatiquement à cette idée comme j'y pense chaque fois que je vois un couple et cela m'insupporte. La journée aurait pu se passer sans incident. Mais voilà, le malheur est arrivé - quoique n'exagérons pas, mais disons que c'était regrettable – surtout pour lui. Je l'appréhendais quelque peu. Nous avions commencé par divaguer dans le parc de l'établissement qui est assez grand. Nous discutions d'art, de musique, de peinture. Mais alors que nous abordions une haie d'arbustes qui nous masquait, ses propos devinrent curieusement hésitants. Je sentais qu'un événement allait survenir. Il y eut un silence. Je me sentis mal à l'aise. Et tout d'un coup, c'est arrivé, Luciano m'a pris la main. Il m'a regardé en me nommant par mon prénom. Ses mains tremblaient, son visage était déformé par une grimace. C'était pitoyable. Il était sans doute épris – quoique je ne peux pas vraiment me figurer une telle éventualité – mais de mon point de vue j'ai trouvé ce geste et cette scène ridicules. J'ai immédiatement exprimé ma répulsion par un brusque mouvement de retrait. Je fis un bond en arrière et lui aussi par effet de surprise. Ma réaction fut très vive. Quand je pense encore au contact de cette main, cela me dégoûte. Je lui déclarai laconiquement en m'excusant que je ne pouvais pas supporter une telle relation. Il jugea préférable d'arrêter là notre entretien, du moins pour la journée. Il était horriblement honteux, une honte indéfinissable, totale, un sentiment d'une telle intensité qu'il semblait le dépasser lui-même. Un sentiment tellement insupportable qu'il aurait pu justifier même un suicide immédiat. Comment expliquer la puissance de cette réaction? En cela, ne reconnaissait-il pas implicitement le caractère avilissant, ignoble de la liaison amoureuse entre un homme et une femme? Il paraissait aussi dans un état de désespérance extraordinaire, et je me demandai dans quelle mesure cet effet n'était pas induit par toute la littérature sur l'amour. N'était-ce pas une posture que la nécessité de se conformer au système de pensée traditionnel rendait obligatoire. Néanmoins, je dois reconnaître que les filles, sont plus encore assujetties à cette idéologie de l'amour inculquée par la société. Combien, malheureusement, sont tourneboulées par cette dépendance? J'ai vu des filles superbes désespérées de se voir abandonnées par des garçons minables qui les méprisaient. Elles ne comprenaient pas qu'elles pouvaient tirer d'elles-mêmes mille fois plus de richesse.

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J'ai repensé toute la journée à cette scène malheureuse. Je revoyais Luciano. Parvenu au fond de la cour après m'avoir quittée, il m'avait regardée intensément. Je l'avais considéré aussi. Nous étions restés ainsi une longue minute dans un étrange dialogue sans parole, trop éloignés pour que nos visages pussent trahir la moindre signification. Je ne pouvais pas être touchée par son émotion qui devait être réelle car je trouvais la scène trop artificielle et trop conventionnelle. J'étais surtout gênée d'avoir été l'objet de ce rite sans signification pour moi. Je m'interrogeais. Comment deux êtres – nous-deux en cet instant - peuvaient-ils ressentir des sentiments aussi diamétralement opposés l'un par rapport à l'autre?

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Je devais tenter d'analyser objectivement la situation. Ce garçon, Luciano, apparemment, ressentait et recherchait la sublimité selon une sensibilité proche de la mienne. Il était animé par les mêmes tendances vers la beauté, spécialement même, vers la beauté féminine. Ainsi, par l'esprit, nous témoignions d'une étroite affinité. Pourtant j'étais dans l'incapacité d'éprouver la moindre attirance envers lui. Je ne pouvais satisfaire le plaisir qu'il ressentait en partageant ma compagnie. Je compris alors ce que représentait l'Homme par rapport à la Femme. L'Homme pourvait admirer la sublimité, la concevoir, la générer, mais en aucun cas représenter par lui-même cette sublimité. La Femme, elle, était douée d'omnipotence, elle pouvait représenter par elle-même la sublimité, et aussi éventuellement la ressentir, la produire, la créer.
Selon ce raisonnement, l'Homme était un être incomplet, la Femme un être complet. Cependant, toutes les femmes n'étaient pas sublimes, ni par le corps ni par l'esprit, et cet état supérieur, s'il existait réellement, concernait une fraction des femmes et une partie restreinte de leur vie. Je voyais malheureusement la perte de féminité que pouvait représenter, bien avant la vieillesse, l'accès à l'âge mûr. En son essence, la féminité se trouvait indissolublement liée à la jeunesse et à la beauté. C'était un état labile, une fugacité.
Ainsi donc, Luciano ne pouvait pas ressentir la sublimité en lui, dans son propre être comme moi, il n'avait qu'une solution pour s'accepter: la percevoir à l'extérieur en s'oubliant, ou mieux, la produire en composant ou en interprétant.
Comment faire avec Luciano, me disais-je? Quelle attitude adopter? Il était paralysé en me voyant. Il me considérait comme sa déesse. Je pensais immédiatement à Dante et Béatrice. Je savais qu'il accepterait tout ce que je pouvais lui ordonner, si dure pourrais-je me comporter à son égard. Je ne trouvais cependant aucun inclination à exercer mon pouvoir envers lui. Il fallait pourtant que je parvinsse à une solution pour normaliser notre relation. Je pouvais envisager de conserver des rapports avec lui, cependant limités. J'avais tellement horreur de m'afficher avec un garçon dans la rue! J'en ai même honte, je ne sais pas pourquoi. Tous les gens qui passent s'imagineraient naturellement qu'il y a entre nous une idylle. Je ne supporterais pas cette idée. Je serais ravalée au niveau des rapports communs entre hommes et femmes, je serais diminuée. Au contraire, c'est pour moi un plaisir extraordinaire d'être en compagnie d'une belle fille, je me sens transcendée par elle - comme Luciano pourrait l'être en ma compagnie, sans doute. Mais comment lui expliquer, comment obtenir qu'il admette et accepte une relation aussi distante entre nous? Comment vaincre cette gêne qui entachait la moindre de nos rencontres depuis cette malheureuse déclaration d'amour.

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Luciano lui-même résolut la difficulté. Je l'avais vu furtivement ces derniers jours, l'air sombre, égaré comme si toutes les calamités du monde s'étaient abattues sur lui. L'image romantique de l'amant frappé par une passion irrépressible. Je craignais qu'il ne s'enlise entièrement dans une prostration consécutive de sa soumission inconsciente à l'idéal de l'amour. Et, miracle, ce jour-là, il m'apparut décontracté, rayonnant, loquace. «J'ai compris, oui» me dit-il «que tout cela est ridicule. J'étais un idiot. Ne t'inquiètes pas, maintenant, impossible que cela se reproduise, je suis guéri. L'amour tel qu'on nous l'a inculqué, c'est une fausse valeur...». Il était délivré. J'étais bien certaine, oui, qu'il ne recommencerait pas. Sans doute rechercherait-il une autre fille et lui prendrait-il de même la main, mais il s'était allégé définitivement de l'inutile fardeau lié à toutes ces idées sur l'amour. Je lui avais appris malgré moi. Malgré moi, mais j'étais tout de même Béatrice et avec lui je pouvais continuer sereinement d'être mon héroïne favorite. Luciano prodiguait à mon égard une admiration excessive qui n'était pas pour me déplaire. «Je t'ai comprise» répétait-il «oui, j'ai compris que je ne devais pas te toucher, maintenant même si tu me le demandais, je refuserais. Cette nuit, j'ai pensé à toi, mais ne sois pas confuse, je n'ai surtout pas pensé que je t'embrassais, ni même que je tenais ta main, je te voyais seule, je n'étais même pas présent dans mon propre rêve. J'ai compris, oui, j'ai compris. Je veux, seulement te voir, t'admirer, te parler. Tu m'as donné plus qu'une fille que j'aurais embrassée. Tu m'as montré ce qu'était l'Idéal absolu. Aimer pour un garçon, ça ne peut être qu'en s'annihilant.» Je le sentais agité d'une frénésie radieuse, presque mystique.
Maintenant, nos rapports s'étaient radicalement transformés, nous avions chacun notre fonction. J'étais l'Idéal tandis que lui remplissait son rôle d'exalter l'Idéal. N'était-ce pas sa fonction d'artiste, de musicien, de violoniste? J'étais sûre maintenant que nul malentendu ne pouvait nous séparer, notre entente à l'avenir demeurerait limpide. Cependant Luciano, quoique je le regrettais, ne pouvait rien m'apporter, hors, bien sûr, en ce qui concerne l'esprit, la culture, mais rien par lui-même sur le plan de la sublimité. De l'amitié, si l'on veut, mais qu'est-ce que l'amitié pour une âme éprise d'idéal? Rien, absolument rien, sinon un sentiment conventionnel et formel, rassurant, développé par la bienpensance d'êtres étriqués. Nous décidâmes de nous écrire plus tard après la fin du séjour. Luciano me demanda de lui envoyer des photographies de moi, je lui promis, je lui proposai même s'il voulait des photographies où j'étais toute nue, j'en possédais quelques unes, cela ne me dérangeait pas. Ce qui aurait paru absolument honteux pour une fille normale ne me gênait pas. Je n'ai jamais éprouvé la moindre gêne à me trouver nue devant qui que ce soit. Luciano tirerait de la volupté à découvrir ma beauté dans sa splendeur native, pourquoi pas! Je n'étais pas certaine qu'une fille nue pût être aussi belle qu'une fille habillée – j'aurais plutôt pensé l'inverse - mais cela pouvait revêtir un certain charme, cela pouvait représenter une autre forme de beauté. Nous convînmes pour le prochain jour de congé de nous voir en début d'après-midi. À cette occasion, il voulait me jouer une de ses interprétations.

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Pendant les jours qui suivirent, Luciano se montra très serein. Il mesurait ce qu'il pouvait représenter par rapport à moi et ce que je pouvais représenter par rapport à lui. J'étais un élément dans sa quête de la sublimité. Sa vie, c'est la recherche du génie, mais il est difficile, j'imagine, de l'atteindre et de toujours demeurer sur les cimes inaccessibles. Sans doute est-il de longues périodes pendant lesquelles s'étiole et s'appesantit l'inspiration. Vivre l'Amour, oui, mais, dans le sens où la passion amoureuse implique la dissolution de soi devant la Beauté. Je voyais Luciano se consacrer de plus en plus à son instrument avec une énergie accrue et dans le même temps accorder de moins en moins d'importance à lui-même. Il négligeait quelque peu sa tenue.
C'était cela, oui, la quête de l'absolu, se maintenir sur des hauteurs spirituelles, tendre sa volonté jusqu'à l'épuisement, jusqu'à l'éreintement. La quête du génie, c'était le refus de la moindre concession pour atteindre la perfection. J'étais l'image qui permettait à Luciano d'accéder à cet l'absolu, qui lui communiquait l'énergie de toujours lutter pour atteindre l'idéal. Plus tard, il reçut des prix importants et obtint des succès pour ses propres compositions. C'était grâce à moi, me disait-il, mon image lui communiquait une volonté toujours nouvelle. Ma beauté - qu'il imaginait plus qu'il ne la contemplait réellement -lui permettait d'atteindre la transcendance. Il avait partout dans sa chambre des photos me représentant, me disait-il. Je ne l'ai jamais vérifié puisque je ne suis jamais allé chez lui, mais j'étais sûre qu'il disait vrai. J'étais son guide comme Béatrice. Je considérais ce rôle très au sérieux contrairement aux idées sur l'amour. Je l'encourageai dans la poursuite de son ambition, je le soutenais, quoique je devais par la suite limiter mes relations à un échange épistolaire. Notre entente ne pouvait se fissurer.
Pourtant, sur le plan personnel, il allait connaître des vicissitudes avec diverses amantes, comme j'en témoignerai plus loin dans ce journal. Un jour, cela m'avait frappée, il me confia qu'il était serein car il avait la certitude que je n'accepterais jamais les avances d'un homme, y compris lui-même. Je pouvais confirmer cette affirmation.

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Le jour de congé arriva. Je rejoignis Luciano à l'endroit convenu, dans la salle des représentations. Là, se trouvait une petite scène rudimentaire. Sans un mot, Luciano sortit son violon de son étui, monta sur la scène, puis accorda l'instrument avec une grande concentration. Son visage était grave, presque sévère, une gravité, une sévérité qui correspondaient, je le comprenais, à l'exigence et la rigueur de l'Art. Enfin, après de multiples tâtonnements de l'archet sur les cordes, il s'immobilisa, l'archer contre lui, comme s'il attendait un signe d'une muse invisible pour entamer l'interprétation. Et d'un coup, il ne forma plus qu'un seul corps avec les cordes et l'instrument. Les premières notes me transportèrent soudain, m'élevèrent. Je sentis une dépression m'envahir, l'émotion parcourut tous mes membres, atteignit mon esprit en son for intérieur pour l'envelopper, le submerger dans un flot d'impressions indicibles. Je crus défaillir. Puis, la péroraison initiale s'acheva par un soupir comme un gouffre béant après cette éminence virtuelle. Alors, magistrale, s'éleva une mélodie vibrante, insinuante, tantôt langoureuse, expansive, tantôt plaintive, douloureuse? Elle semblait une infinie méditation où l'esprit mesure sa profonde solitude face au Monde pour accéder à l'éternel silence. Le génie, le génie jaillissait, explosait.
J'étais saisie, entièrement subjuguée, immergée, engloutie dans la musique, j'étais moi-même harmonie, mélodie. Puis la tension lyrique, plus encore, augmenta comme un grand fleuve sonore. Je me sentais emportée vers les hauteurs vertigineuses, plus haut, plus haut, toujours plus haut, dans l'éther. Toujours plus haut vers l'aigu, l'aigu qui était la hauteur spirituelle, qui était l'inaccessible, l'insondable, l'incommensurable. Plus haut encore, l'instrument atteignit le point culminant du lyrisme, le sommet, le dépassement du sublime, le surpassement du sublime, l'acmé, le paroxysme, le summum, un sentiment que rien, rien ne peut exprimer, ne peut suggérer. C'était l'accès à un univers inconnu de la pensée où la mélodie, l'harmonie, se dissolvaient, se confondaient, où toute notion commune disparaissait dans un ordre supérieur, une déstructuration, une transfiguration atteignant l'inouï, l'inconnaissable, l'inconcevable. Cette mélodie, elle était transcendance, dépassement de la transcendance. On croyait en la découvrant qu'il était impossible de s'élever plus haut dans le sublime, dans le génie, Elle s'élevait plus haut, encore dans le sublime, dans le génie, pulvérisait les limites de l'indicible, de l'ineffable, avec une vélocité, une facilité inimaginable.
Je me sentais aspirée, pénétrée. La musique devenait substance de moi-même, composant spirituel de mon propre corps, de mon âme. Par elle, j'étais puissance de l'idéal, j'étais Force, Lyrisme. J'étais tout entière musique, tout entière Sublimité, tout entière Puissance. Le Monde était vaincu, parce que l'idéal existait, la Matière, la bassesse, le Mal, tout était vaincu par la Force de la musique. Près d'elle, toute idée se dégonflait, dévoilant sa pauvreté, son inanité, sa futilité.
La voix de Luciano, redescendu de la scène après sa prestation, me tira de ma rêverie: «Je viens d'avoir une grande idée. Je voudrais un jour organiser à Gènes un festival Paganini comme il existe un festival Wagner à Beyreuth. Ce festival, je le ferai un jour.» Luciano était rayonnant, totalement transporté par l'idée de son projet. À midi, pendant le repas, je voyais qu'il était totalement absent. Moi-même, je n'adhérais plus au monde car une mélodie sublime m'avait arrachée à la triste Existence. Luciano concevait son action comme une guerre pour le génie, pour la sublimité. C'était la même quête que j'allais poursuivre, mais une quête dont j'étais la propre substance.
«Que vas-tu faire cette après-midi?» me dit-il après une pause, espérant peut-être que je resterai avec lui. J'ai accepté de tenir compagnie à une petite fille malade» répondis-je.

*

Je rejoignis au dortoir la petite Milena. J'avais accepté de lui tenir compagnie pendant mon jour de congé. On me croyait ainsi une mère charitable, en réalité je ne suis pas du tout charitable. Et là, oui, ce que je ressentais en la rejoignant, c'était l'impression qu'il s'agissait d'une attirance magnétique.
Je sentais que je devais être là pour la soigner. C'était un sentiment puissant, peut-être celui que peut ressentir une mère, je n'en sais rien. Mais en même temps, le sentiment de sa beauté m'exaltait, ce qui n'entre pas habituellement dans le sentiment d'une mère. Néanmoins, ce n'est pas certain non plus, j'ai vu des mères qui mettaient toute leur passion pour habiller leur fillette avec des toilettes affriolantes. Elles reportaient peut-être un idéal de beauté que leur âge leur interdisait désormais d'atteindre. Peut-être celles qui n'étaient pas d'une grande beauté s'accomplissaient-elles au travers de leur fillette.
Donc, ce sentiment est bien ambigu. Et je me dis, finalement, que l'amour d'une mère pour son fils, c'est purement de l'amour maternel sans aucune ambiguïté, mais pour sa fille, c'est sans doute un sentiment plus complexe à cause de la beauté de la fille et à cause de l'identité entre la mère et la fille. Et se reconnaître dans un être qui est son semblable, c'est aussi de l'amour, le plus haut sommet de l'amour. Sa fille, c'est aussi un être qu'elle a engendré, c'est aussi son image, c'est elle-même. La mère ne peut pas s'identifier avec son fils, elle ne peut s'identifier qu'avec sa fille. Et c'est pour cette raison que l'attachement envers la fille peut être beaucoup plus profond que l'attachement envers le fils. Le lien avec le fils, c'est une pulsion purement biologique, un instinct primaire, le lien avec la fille c'est une transcendance. Et moi, qu'est-ce qui me pousse au plus profond de moi-même à venir au chevet de la petite Milena? me disais-je. Le savais-je vraiment?
Elle dormait quand je suis arrivée. J'ai contemplé longuement et silencieusement sa petite frimousse blonde. Elle était belle, oui, belle. Et cette beauté, c'était aussi de la générosité, de l'empathie. D'où venait cette beauté? Pourquoi était-elle apparue en cet univers d'horreur et de violence? Je la couvris un peu mieux, je rectifiai son oreiller, j'avais tellement envie de la soigner, de satisfaire tous ses désirs. Et là, je me sentais femme, femme, féminine, tellement féminine. Ainsi, je continuais de la considérer comme si j'étais hypnotisée, j'aurais pu ainsi la contempler pendant des heures. Elle était belle, belle, oui, divinement belle. Sa beauté aurait pu correspondre à celle d'une mélodie charmeuse, une de ces mélodies qu'interprétait Luciano. Le dortoir était silencieux. Le monde me paraissait loin, si loin. Doucement, elle s'éveilla. Quel instant miraculeux que ce réveil! Un réveil, c'est une naissance. Où se trouvait-elle pendant qu'elle dormait? Dans le néant, nulle part. Sa réaction immédiate en me découvrant près d'elle fut un sourire. Un sourire, comment dire, ce sourire, c'était une illumination comme le premier rayon de l'aube rosissant le ciel nocturne. Elle était heureuse de me voir, mais pas seulement heureuse, je la vis s'irradier, s'épanouir. Pour elle, c'était un instant magique, unique. Ainsi, un beau matin, on découvre près de soi une personne à laquelle on a longtemps rêvé, une personne lointaine dont la venue paraissait impossible, inimaginable, et elle se trouve là. Milena, elle était heureuse de m'avoir à elle, et j'étais heureuse de lui donner ce bonheur. L'amour c'est cela, oui, c'est cela l'amour. Je m'assis sur le lit. Elle vint spontanément se blottir contre moi. Je sentais sa faible respiration comme un léger murmure. Mes longues mèches blondes coulaient sur ses mèches blondes. Nous restâmes ainsi un moment sans bouger. Puis je lui préparai une tisane, je lui donnai son cachet. Elle avait simplement une petite grippe, elle serait vite remise. Puis, dans la soirée, elle se rendormit. La nuit tombait, la pénombre avait insensiblement envahi la pièce, et je songeai près d'elle. Je pensais à elle, je pensais à moi et j'étais triste, et je sombrais lentement dans l'angoisse. Elle était confiante, elle était pure, mais je sentais sa fragilité face au monde. Je pensais à ce qu'elle deviendrait un jour et je pensais à bien d'autres idées que je ne veux pas dire. J'étais triste, pourtant je repris courage car je comprenais intuitivement qu'une énergie pouvait s'opposer à la déchéance, une vibration, une mélodie peut-être, une mélodie qui se mouvait dans l'ivresse du sublime et que rien ne pouvait détruire car elle était la puissance. Oui, cette Puissance rayonnante, je la ressentais en moi. Et je compris que l'essence de l'idéal, c'était la Puissance. Et que grâce à elle, je pourrai vivre.

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Ce soir, je suis triste encore, j'ai envie de pleurer. Je ne me sens pas forte comme hier. J'ai envie d'écouter de la musique triste.

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Très impressionnée aujourd'hui par l'histoire de cette violoniste-compositrice que m'a évoquée Luciano, lors de notre dernière entrevue avant la fin du séjour.
Teresa Milanollo était une enfant prodige. Après avoir écouté du violon pour la première fois lors d'une messe un jour, sa seule pensée fut de jouer de cet instrument. Lorsqu'on lui en procura un, elle fit des progrès éclatants et fut l'admiration par tous les mélomanes. Ce succès encouragea son père, alors très pauvre, mais confiant dans le génie de sa fille, à quitter Turin, sa ville natale pour venir tenter sa chance à Paris, alors capitale européenne de la musique. La famille traversa les Alpes à pied dans des conditions difficiles. À Paris, et dans toute l'Europe, Teresa finit par accomplir une carrière de virtuose fulgurante, puis elle fut compositrice. Sa petite sœur, aussi douée, accomplit la même carrière, souvent en duo avec elle.
Ce qui me fascinait chez cette artiste, c'était son génie précoce et sa réussite malgré la pauvreté de sa famille. Et son père avait fait confiance à une fille pour sauver la famille de la misère. Mais surtout, il apparaissait que son génie, c'était une vertu inscrite dans ses gènes, en elle profondément, c'était une puissance irréductible comme la Beauté, inexplicable comme la Beauté. C'était une preuve de la puissance que pouvait revêtir le génie et c'était la manifestation de sa victoire à travers une fille, une fille que j'imaginais semblable à moi-même, cependant, bien sûr, une fille extraordinaire alors que j'étais une fille ordinaire.

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Pour le dernier soir de la colonie, nous avions organisé une petite soirée de spectacle. J'avais accepté d'y participer en chantant quelques chansons. Tout le monde avait beaucoup insisté pour que je me produise, surtout mes petites filles, bien sûr.
Avant le spectacle, nous avons préparé la salle avec la sous-directrice, puis je suis allée me préparer. Pour la première fois depuis le début de mon séjour ici, j'ai envie de me farder un peu, de faire un peu de toilette, j'ai envie de séduire. Séduire qui? Bien sûr, mes fillettes. Je me suis habillée d'une robe longue, j'ai passé un peu de blush sous mes yeux, j'ai répandu quelques paillettes sur mes joues, j'ai mis un collier, deux bracelets, des boucles d'oreilles, sans oublier mon bandeau dans les cheveux. Et avec cela, je décidai de rester pieds nus. Je ressemblais un peu à une aventurière qui parcourt les chemins du monde, escalade les rochers, grimpe aux arbres, plonge dans les rivières et couche à la belle étoile. Un peu une squaw une petite indienne - à cause du bandeau surtout. C'était presque un déguisement et je pensais que cela devait me rendre irrésistible pour mes fillettes. En revanche, je me désintéressais totalement de l'effet que cela pouvait produire sur les garçons ou même Luciano.
Je rejoignis la salle un peu en retard de sorte que personne ne remarquât encore ma présence. Divers sketches passèrent, applaudis par tout le monde. C'était à moi d'intervenir comme prévu. Aussitôt que j'apparus, souriante, sur la petite scène, on m'applaudit frénétiquement, ce fut un véritable délire parmi les fillettes qui criaient, s'égosillaient, applaudissaient. Quoique j'avais réellement préparé mon entrée, ma tenue, je ne m'attendais pas à une telle ovation. Puis la salle fit silence car je m'apprêtais à parler. «Je voudrais» dis-je «chanter une mélodie que j'aime, Tristesse, mais il me faudrait une petite fille sur la scène avec moi. Voyons laquelle.» Cette fois, ce fut un déchaînement parmi les filles devant la scène. Toutes tendaient les bras vers moi dans une supplication éperdue. J'ai toujours été frappée par cette soif d'amour que j'avais rencontrée chez elles. Ce jour, je devais m'en souvenir toute ma vie. Je me sentis alors transcendée d'une intense énergie, je sentis comme une aura magique m'environner. Ce que je regrettais, c'était de ne pouvoir les choisir toutes. Je n'avais jamais cru à l'unicité de l'Amour. Je m'avançai alors près des fillettes, leur cris redoublèrent. Je m'arrêtais, toujours souriante. Je me cachai les yeux avec mes mains, puis brusquement je retirai mes mains, découvrant mes yeux fermés. Je m'avançai encore, les yeux toujours fermés comme une somnambule. C'était l'élue que j'allais choisir, comme si j'étais irrésistiblement attirée par une influence magnétique. Je tendis les bras, puis, à peine entrouvrant les paupières, je me baissai vers la petite Milena pour lui prendre les deux mains qu'elle me tendait. Elle était devenue tout d'un coup d'une pâleur extrême. Elle ne pouvait pas croire qu'elle était choisie. C'était l'effet d'une joie paroxysmique, d'un événement extraordinaire que l'on désire et qui se produit magiquement. J'emmenai Milena jusqu'à la scène, regardant furtivement les autres fillettes car j'avais peur qu'elles soient déçues de ne pas avoir été choisies. Je constatai avec soulagement qu'il n'en était rien. Chacune, assurément, s'identifiait à Milena. Puis j'entamai la mélodie d'une voix douce, à peine audible. Le silence de nouveau s'était installé dans la salle. Milena était au centre, immobile, tout d'abord. Tout en chantant, je me déplaçais lentement autour d'elle comme pour l'envelopper, la charmer. La mélodie s'écoulait plus prenante encore, ma voix devint plus profonde, plus grave, plus sensuelle. Puis je me tins quelques pas en arrière, fixant sa petite tête blonde cependant que j'égrenais les dernières syllabes. Tout le monde applaudit. À ce moment, elle se tourna, éleva ses bras, le regard implorant. Alors je la pris dans mes bras dans un délire de cris et d'applaudissements. Aucune des fillettes n'était triste, toutes se croyaient devenues Milena en cet instant, toutes se croyaient dans mes bras, et moi-même par la pensée, je les embrassai toutes. Puis je me séparai d'elle. Alors, elle baissa la tête, inerte, comme si cette séparation inéluctable était la plus douloureuse du monde. Je me penchai sur elle et l'embrassai avant qu'elle ne regagne sa place. Maintenant, seule sur la scène, j'entamai une autre mélodie nostalgique, mélancolique, presque sans bouger comme si cette séparation m'avait moi aussi transformer en un être inerme.
Aussitôt après, je regagnai ma chambre, je n'avais pas le courage de rester. Je ressentais une tristesse infinie. Je ne pouvais penser, j'avais peur de penser. Mon esprit n'était qu'un trou noir qui s'approfondissait indéfiniment. Je restai ainsi prostrée, assise, l'esprit vide, puis je me couchai toute habillée, en conservant mes boucles d'oreille et mes bracelets.

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Ainsi se termina la colonie. Ce fut bientôt la rentrée. Je continuai mes études linguistiques. C'est à cette période que je fis la rencontre qui devait marquer pour toujours mon existence. J'avais été invitée à une soirée anniversaire chez une amie étudiante. C'est là que je la vis, Celle à laquelle je pense encore jour et nuit, Celle en laquelle aujourd'hui je me sens quasiment réincarnée.
Je la vis comme je la verrais toujours, comme elle est encore gravée dans mon esprit. C'était une fille de taille moyenne, aux cheveux longs, noirs, bien rigides, au teint très clair, aux yeux noisette.
Tout en elle m'a séduite. En la voyant, je me sentis pour la première fois dépassée dans ma propre beauté, ce qui a suscité en moi une immense admiration. Pendant toute la soirée, je n'ai fait que l'épier pour l'admirer. Admirer son maintien, son visage, ses yeux, ses cheveux, ses hanches, ses jambes, sa poitrine, ses gestes, son regard. Après l'avoir contemplée longtemps, très longtemps, je me suis décidée à l'aborder. Pour moi, cette approche était facile, naturelle, puisque je suis une fille. Lorsque je la vis de très près, mon cœur battit très fort, ma tête tourna un instant et je sentis toutes mes forces quitter mes membres. Même à présent, je suis toujours fascinée de constater comment un être par sa seule beauté peut communiquer en moi une telle émotion. Et lorsque je m'approchais d'elle, longtemps après l'avoir connue, j'ai toujours un peu ressenti cette émotion. Incapable de parler, je lui souris. Elle me répondit par un sourire angélique. Je compris en cet instant que le sourire pouvait représenter une communion intense entre deux êtres sans qu'aucun mot ne fût échangé. Quelques instants auparavant, nous étions des étrangères, nous ne savions pas l'une l'autre que nous existions, et subitement, nous nous sentions unies déjà très intimement. Il semblait que plus rien n'aurait pu nous séparer... pourtant un événement nous a séparées un jour, définitivement, irrémédiablement. Quelle impression pouvais-je produire sur elle, en ce premier jour? Je n'étais qu'une amie, cependant que signifie le mot amie? Pourquoi éprouve-t-on la nécessité de catégoriser une relation? Je pensais que ma beauté naturelle ne pouvait la laisser indifférente. N'était-elle pas impressionnée par mon opulente chevelure blonde et mes yeux d'un bleu intense? Après les premiers échanges, nos regards se croisèrent et je sentis que mon esprit, mon corps, mon être tout entier, se dissolvaient dans cette beauté absolue qui était l'idéal absolu. C'est alors que je lui souris une seconde fois. Elle répondit à nouveau par son beau sourire angélique. Nous nous comprîmes. Les êtres dont la vie n'est pas toute tracée par la société, ceux dont la conscience ne se dilue pas dans les habitudes et les coutumes se reconnaissent, ils n'ont pas d'assurance, ils hésitent, ils cherchent. Leur esprit en errance est disponible. Et puis, n'étions-nous pas les deux plus belles filles de la réception? Nous le savions implicitement. Cette similarité nous rapprochait. C'était comme un instinct, une évidence qui s'imposait à nous sans que nous y réfléchissions.
À la fin de la soirée, je l'invitai chez moi pour la semaine suivante, ce qu'elle s'empressa d'accepter. Sans doute était-elle très solitaire. Les garçons reconnaissent immédiatement les filles qui ne minaudent pas et ne les recherchent pas. Ainsi, aucun garçon ne vint l'accaparer au cours de cette soirée. De même en ce qui me concerne. On nous laissa tranquilles. Nous nous sommes séparées après cette première rencontre par un nouvel échange de sourire.
Il n'est rien de plus beau qu'un sourire, me disais-je, en regagnant ma chambre d'étudiante. Un sourire, c'est une illumination, c'est un élan de générosité empreint de beauté, un don pour celui à qui nous l'adressons. C'est comme un instant de paradis pour qui le reçoit. Le sourire, par essence est positif. Si nos pensées ne sont plus en accord avec la beauté, le sourire disparaît. Le sourire est distinction, subtilité, contrairement au rire qui nous détourne de l'idéal car il ne contient pas de beauté, il n'élève pas. Le rire est le propre de l'Homme, le sourire est le propre de la Femme.

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Le lendemain, je ne pensais qu'à Nelia toute la journée. La silhouette mince, les cheveux noirs, les prunelles noisette, le teint lumineusement clair, sans cesse revenaient à mon esprit, et surtout, surtout, le sourire, le beau sourire angélique. Mille fois, je lui prenais doucement la main, mille fois je caressais les longs cheveux noirs, mille fois, j'épanchai mon regard dans ses prunelles veloutées. Nelia, quel beau prénom pour une si belle fille! C'est curieux, je trouve ridicule, minable, désolant qu'un homme et une fille s'amourachent, mais quand il s'agit d'une fille à l'égard d'une autre fille, je trouve cela rayonnant, magnifique, sublime.
Je me posais aussi mille questions qui assombrissaient mon humeur. Avait-elle un amant, avait-elle déjà fréquenté un garçon? Il me semblait que cela aurait été un crime qu'elle ne fût pas une fille pure. Ainsi toute la journée, je passai de l'exaltation au désespoir le plus douloureux.

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Le surlendemain, j'étais plus calme, Nelia devait venir en début d'après-midi. Pour la recevoir, j'essayai une multitude de parfums, toutes mes robes. Je ne cessai de me peigner, de me dépeigner, de faire et défaire mes nattes, de me couvrir de mascara, de fard. À la fin, j'enlevai tout cela, je me passai le visage à l'eau fraîche, je laissai mes mèches libres. Je me parfumai juste avec une eau citronnée discrète. J'avais compris qu'on pouvait éliminer tout le reste, mais pas le parfum. Le parfum, c'est pour une femme sa manière d'exister, elle ne peut pas exister sans parfum. Le parfum, c'est elle-même. C'est comme une émanation naturelle de sa chair, de son âme. Il représente la profondeur de l'être. Et il est invisible, discret. Son pouvoir est magique, il est émanation de l'univers immatériel. Son influence puissante s'exerce mystérieusement, sans que nul mouvement, nul bruit, nulle image ne soit perceptible. Pour une femme, le parfum, sans doute est-ce le signe le plus élevé, le plus subtil de sa présence, qui l'identifie à la catégorie des séraphins et des angelettes. Ainsi, je me sentais moi-même assimilée à mon parfum.

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Lorsque j'entendis retentir la sonnerie, je me sentis extrêmement sereine et rassurée. Nelia entra. Dès que je la vis, la même illumination que lors de notre précédente rencontre m'envahit. Je la regardai des pieds à la tête et je lui souris. Je reçus le même sourire, si extraordinaire, puis nous échangeâmes divers propos. Nelia était très peu loquace, elle s'exprimait elliptiquement, lapidairement et elle songeait le plus souvent. Ses paroles étaient souvent suspendues, hésitantes, elles semblent se poursuivre dans un rêve insaisissable. Nos échanges consistaient souvent en mots à peine entamés, déformés, syntagmes décousus, qu'alternaient des moments de silence. Nous avions par la suite créé un langage à nous qui exprime une connivence profonde se dispensant de longs discours. Tout le comportement de Nelia traduisait une très grande concentration, une aptitude naturelle à la contemplation, une contemplation synonyme de beauté.
Avant même que je l'y invitasse, elle s'assit sur le canapé comme si elle connaissait cet appartement et qu'elle y était venue déjà mille fois. Lorsque je fus près d'elle et que je plongeai dans ce beau regard noisette, alors il se produisit soudainement un événement miraculeux. Nous nous mîmes à rire tout d'un coup, d'un rire léger, pas trop sonore, tellement joyeux. Puis il y eut brusquement un long, très long moment de silence, un de ces moments où l'on croît le temps arrêté, où plus aucune barrière ne contrarie l'effusion des sentiments, où l'univers disparaît, où tout est magnifié, sublimé. Une puissante lame de volupté me transporta sur un nuage, loin, très loin de la Terre et des hommes en un lieu paradisiaque, inaccessible. Nelia se blottit contre moi et s'abandonna. Je caressai alors ses beaux cheveux d'ébène comme je les avais caressés mille fois dans mon imagination. Je me plaisais à voir mêlés ces mèches sombres, rigides, avec mes beaux cheveux blonds, aussi rigides. Ils représentaient l'union de nos deux beautés, identiques et dissemblables. Nous sommes restées ensuite longtemps ainsi, presqu'immobiles, silencieuses. Que pensions-nous, que pensait-elle? Je ne sais pas. Pour ma part, j'étais trop absorbée par sa présence, par son parfum qui était le témoignage le plus intense de sa présence. Et on s'est embrassées toute l'après-midi, mais peut-être s'est-on encore plus admirées. Comme je le pensais, Nelia était hypnotisée par mes cheveux blonds et mes prunelles bleues. Et moi je l'étais par ses cheveux noirs et ses yeux noisette. J'admirai aussi la blancheur de sa peau qui n'était pas moins blanche que la mienne. Nous sommes restées tantôt assises, tantôt allongées, emmêlant nos longues robes. Nous n'avons pas éprouvé le besoin de nous déshabiller. Au contraire, la belle toilette que nous avions choisie l'une pour l'autre représentait ce qui nous attirait le plus. J'avais beaucoup plus de plaisir à voir la forme de ses seins sous sa robe que s'ils étaient dévoilés. Ils n'ont jamais présenté plus d'attrait pour moi que lorsqu'ils étaient suggérés par l'étoffe.
Puis au milieu de l'après-midi, nous avons parlé plus abondamment en buvant un café. Nelia fut étonnée un instant lorsque je lui avouai avoir pensé sans cesse à elle. Puis elle se mit à rire d'un beau rire et elle rougit un peu. Je compris que son étonnement était dû au caractère magique, incroyable, inespéré de cette révélation. C'était de découvrir ce à quoi on n'ose pas croire tellement cela procure de bonheur. Et le rire, lui, signifiait que cette chose qui venait d'arriver, elle pouvait la remplir de bonheur et la délivrer de toutes ses tristesses. Nelia me fit ensuite des compliments incessants sur ma beauté. Soudain, comme si je voulais signifier une importante décision, j'appuyai mon regard dans ses yeux pour lui signifier, avant même de le dire: «Nelia, je voudrais vivre toujours avec toi.» Et là, maintenant, je lui dis en paroles, réellement, mais n'était-ce pas moins beau qu'avec les yeux, en chuchotant, d'une manière sensuelle et voluptueuse. On ne se quitterait plus, c'était certain.
Le soir, spontanément, on s'est mise toute nues, on s'est admirées encore dans la salle de bain devant le grand miroir en évitant de nous toucher. J'ai toujours trouvé qu'il était plus agréable de s'embrasser quand on est habillées, en robe légère. Le vêtement est en lui-même un élément d'intimité. Par son aspect, il évoque la sensualité alors que la peau nue, lisse, pour moi, évoque moins la sensualité, mais plutôt la fragilité. J'ai trouvé que Nelia était légèrement plus étoffée, plantureuse que moi, et pourtant elle restait aérienne. Puis on a mis nos longues nuisettes. On s'est de nouveau admirées dans dans cette nouvelle tenue.
La nuit fut sublime. Nous étions toutes les deux très calmes, beaucoup plus que pendant l'après-midi car nous nous étions suffisamment embrassées. Nelia était contre moi, je ne la touchai presque pas, mais je la sentais, je sentais sa respiration régulière, apaisée. Elle s'endormit avant moi. Je ne bougeai pas. Je ressentais une volupté infinie, je ne savais pas d'où elle pouvait venir, ce qui pouvait réellement la provoquer, quel sens en était responsable, si elle venait de l'intérieur de moi-même ou si c'était une émanation mystérieuse de Nelia qui m'imprégnait. Son parfum peut-être. Je ne sentais presque plus mon corps, je ne savais plus si j'avais des bras, des jambes, des mains. Je m'absorbais totalement dans cette volupté indicible. Et surtout, je me sentais légère légère, si légère.

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Avec Nelia, j'ai appris à retirer une sensation de volupté non par moi-même, ce que j'avais éprouvé jusque là, mais par la contemplation d'une autre personne. Certes, j'avais connu ce sentiment déjà en contemplant de nombreuses filles, notamment Erika, mon amie d'enfance et bien d'autres filles, mais jamais avec autant d'intensité, autant d'intimité. Quand Nelia était près de moi, je guettais ses moindres gestes, ses moindres attitudes, j'écoutais avec attention toutes ses paroles. J'aimais le timbre de sa voix, j'aimais ses yeux, ses cheveux, le teint de son visage, ses jambes, ses bras, ses seins. Je l'adorais tout entière.
En contemplant Nelia, cependant, je ne perdaiss pas le sentiment de ma propre existence, je continuais à ressentir ma propre beauté. Successivement, simultanément, je percevais la mienne et la sienne, identique et différente. Je n'avais pas envers elle une passion possessive, comparable à celle des amants. Pour moi, cette possession, c'est une faiblesse, une attache négative qui éloigne de l'Idéal.
Ce qui m'éblouissait, c'était autant de retrouver chez Nelia des caractéristiques identiques aux miennes, que des caractéristiques différentes. La découverte de la ressemblance entraîne autant de félicité que celle de la dissemblance. Quand je regardais les bras ou les épaules de Nelia, je retrouvais le même teint de peau que moi et je m'étonnais qu'une fille brune puisse ainsi rivaliser de blancheur avec une fille blonde. Quand je rapprochais ensemble une mèche brune de ses cheveux, je m'étonne de cette opposition, et j'étais éblouie de voir que ces cheveux si différents des miens puissent rivaliser de beauté par une autre coloration. Naturellement, je ne pouvais présenter simultanément les caractéristiques contradictoires susceptibles d'engendrer tous les types de beauté. Avec Nelia, j'avais la sensation de les posséder.
Ce que j'aimais le plus chez Nelia, c'était sa générosité à mon égard. Elle se donnait à moi, elle me donnait sa beauté. C'était un véritable don, le don le plus précieux que l'on puisse accorder. Ainsi, j'avais toujours envie de la remercier, de lui exprimer ma gratitude. Naturellement, je lui donnais la mienne, mais Nelia était plus encline à se donner qu'à posséder elle-même la beauté d'un autre être. J'essayais de lui communiquer le sentiment de sa propre beauté, J'essayais aussi de lui montrer la beauté de toutes les filles que nous pouvions rencontrer par hasard, que nous croisions. C'était même devenu pour nous une occupation d'un attrait irrésistible. Quelles belles filles allons-nous croiser, nous disions-nous, chaque fois que nous sortions. Nous discutions indéfiniment sur ce qui crée le charme de chacune, sur ce qui est le plus beau, sur tel ou tel détail du regard, de la chevelure, du fard, de la gestuelle, du maintien...

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Quelques semaines après notre rencontre, une des amies que fréquentait Nelia nous proposa de partir en vacances au bord de la mer près de N, avec elle et quelques autres amies. Le groupe comprenait des garçons et des filles que je ne connaissais pas. Nous décidâmes d'abord d'organiser une rencontre chez cette amie, puis une sortie dans la région pour mieux se connaître tous avant d'entreprendre ces vacances communes. La rencontre et la sortie se passèrent bien. Les garçons étaient d'un caractère enjoué, détendus. Une des filles qui nous accompagnait, elle, avouait préférer la compagnie des garçons. La conversation entre filles est moins variée, disait-elle, avec eux on rit plus. Elle s'ennuyait toujours avec les filles. J'objectai qu'en réalité, dans la compagnie des garçons, elle devait probablement sentir, même inconsciemment, le possible jeu de la séduction.
Pour ma part, j'avais toujours la curieuse impression que le comportement des garçons était bizarre. Toutes leurs réactions me paraissaient artificielles, outrées, bien qu'ils manifestassent la volonté de paraître naturels. Effectivement, avec eux on riait plus. Et c'était justement cette propension continuelle à la plaisanterie qui m'indisposait. Je ressentais dans cette réaction une destruction de la beauté, de l'harmonie, une fuite, l'expression d'une honte fondamentale dont je ne pouvais définir la cause.
Lors de ces premières sorties, je suis restée très discrète. On s'intéressait à moi quelquefois, j'essayais d'esquiver cet intérêt. Et, sous-jacentes perçaient toujours comme une obsession les allusions à l'idylle. Je pardonnais tout cela aux garçons - et aux filles qui s'y laissaient entraîner- car ils étaient sympathiques, dynamiques. Pourtant, je ne sais pourquoi, je ressentais une méfiance instinctive. Les garçons étaient joyeux, chaleureux, décontractés, mais justement trop joyeux, trop chaleureux, trop décontractés. L'entente était trop belle, trop parfaite.

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Nous voilà tous partis à N. dans un terrain de camping pour un séjour d'une dizaine de jours environ. Les événements navrants qui allaient se produire devaient malheureusement écourter cette durée. Les premiers jours de vacances, tout se passe bien, ou plutôt tout paraît se passer bien. Néanmoins, l'intimité que nous manifestons, Nelia et moi, commence à éveiller des soupçons chez certains garçons. Et surtout, ce qui les alerte, c'est notre désintérêt pour le jeu de l'allusion à l'idylle. Toutes leurs plaisanteries sur le sujet, avec nous, tombent à plat. Cela, ils ne nous le pardonnent pas. Pourtant, nous avions évité entre nous des marques d'intimité trop visibles. Au bout de quelques jours, il nous était maintenant devenu impossible d'éviter la curiosité.
C'est à la terrasse d'un glacier, un soir, qu'une première alerte d'animosité se révéla au grand jour. Victor, le garçon le plus expansif, qui donne le ton, nous aborda sur le mode humoristique, une manière, bien sûr, de ne pas nous attaquer de front. La question était la suivante: pourquoi Nelia et moi étions-nous aussi unies? mais la vraie question était certainement plutôt: pourquoi ne participions-nous pas au jeu de la séduction? Victor évoqua en plaisantant une liaison contre nature. Après quelques escarmouches et défis, je finis par avouer qu'une relation avec un garçon ne nous tentait pas particulièrement. J'étais très à l'aise, mais la situation de Nelia, plus timide et moins hardie que moi, paraissait plus délicate. Je ne m'aperçus pas immédiatement de cette difficulté. Les garçons la pressèrent donc de questions et firent mine de ne pas écouter mes propos. Nelia déclara pour sa défense qu'elle voulut reporter à plus tard une fréquentation. Une réponse plus ouverte et moins définitive que la mienne. Après ces échanges, un silence pesant s'installa. Puis la conversation tourna sur le plan philosophique. Les deux garçons qui menaient le groupe, Victor et Gérard laissèrent échapper quelques paroles très acerbes à notre propos, mais indirectement et sans rompre encore avec le ton de la plaisanterie. Cependant je sentais une sourde violence tapie en eux. "C'est dégueulasse, c'est dégueulasse" se répétait Victor comme en lui-même avec une sorte de rictus. Roger, moins arrogant, restait plus à l'écart et circonspect. Quant aux filles, leurs propos furent plutôt conciliants, à l'exception de l'amie de Gérard, au contraire, plus directement agressive que les garçons. Elle émit des principes très stricts sur les relations obligatoires entre sexes différents. Une fille était faite pour fréquenter un garçon, c'était une loi intangible, absolue. Ce qui la choquait, c'est l'idée même qu'il pût en être autrement. Elle ne comprenait pas, elle ne pouvait comprendre, elle ne voulait pas comprendre. Cette entorse à la morale obligatoire, visiblement, lui causait une souffrance intolérable. On sentait qu'elle aurait pu infliger les peines les plus abominables aux récalcitrantes. Les garçons, eux, paraissaient insensibles à l'aspect moral. Pour eux, apparemment, la relation homme-femme était considérée beaucoup plus sur le plan réel. C'était l'absence d'attirance physique à leur égard qui les perturbaient. Je remarquai qu'ils ne quittaient toujours pas le ton de la plaisanterie, et manifestaient leur opposition toujours indirectement. Ils semblaient gênés d'aborder le problème. S'ils devaient quitter ce ton, je savais qu'ils pourraient devenir très violents. Je remarquai qu'ils évitaient mon regard et me répondaient en détournant la tête. Enfin, la conversation sur le plan philosophique s'enlisa. Un nouveau silence intervint. Nous allâmes nous coucher calmement, cependant plus rien ne devait être comme avant après cette conversation.

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Quelques jours plus tard, les relations ne s'étaient pas améliorées, au contraire tout allait de plus en plus mal. Rien n'était grave en soi, bien sûr, il ne s'agissait que d'un séjour en vacances. Nous serions simplement obligées de l'écourter. Nelia était très malheureuse. J'essayais d'être le plus possible réconfortante pour elle. Quant à moi, je souffrais pour elle, j'étais un peu dépassée par les événements. Puis la situation s'est rapidement détériorée. Les garçons nous excluaient. Ils se comportaient comme si nous n'existions pas. Désormais, Nelia pleurait tout le temps, j'étais désespérée à cause d'elle. Ce qui me frappait dans l'attitude des garçons, c'est qu'ils étaient incapables d'aborder le problème de nos relations de front, ils continuaient dans leur attitude fuyante. Ce qui les ennuyait le plus, je crois, c'est que nous soyons deux filles très belles, et peut-être les deux plus belles du groupe. Si nous avions été laides, tout cela n'aurait eu aucune importance. D'après ce qui transparaissait de leur attitude, j'étais considérée comme une anormale. J'avais donc tort par définition. Cette particularité biologique indubitable entachant ma constitution, préservait leur assurance de conserver la vérité. Mais pourquoi, si j'étais anormale, étais-je aussi belle? Quelle était la signification de cette beauté inutile qui ne servait pas à séduire un garçon? Là résidait toute la question. Quand à Nelia, elle était victime d'une mauvaise influence, il fallait l'arracher de mes griffes. C'était toujours l'amie de Gérard, Nadia, qui arguentait là-dessus toute seule. Les garçons, eux, se refusaient à toute dialectique directement. J'avais l'impression qu'elle manipule Gérard et Victor pour d'obtenir de leur part une attitude directement agressive. Est-ce que ce n'était pas de la jalousie de sa part, toujours à cause de la beauté? Je ne sais pas. Pourtant, nous ne risquions pas de la concurrencer auprès des garçons. Je crois plutôt qu'il s'agissait pour elle de défendre un principe. Nadia, elle n'était pas laide, mais c'était une beauté très typée, plutôt provocante. Elle était à mon goût beaucoup trop fardée, elle portait des mini-jupes très courtes, des décolletés profonds. Nelia et moi, on n'avait pas besoin de ces ingrédients. On portait toutes les deux des robes longues pastel avec un peu de fanfreluches, des breloques, des colliers, mais rien de provoquant, au contraire. Notre habillement évoquait toujours la douceur, la féminité, l'humilité.
Les garçons n'accordaient pas tellement d'importance à notre habillement, mais peut-être plus à notre physique. En outre, nous leur posions un problème philosophique insoluble. Leur attitude était une affirmation dure, brutale, imperméable à toute forme de raisonnement. Si Victor était si gêné par ma beauté, c'est qu'elle constituait un argument par elle-même dans la bataille dialectique intérieure, inexprimée, qui nous opposait. Une anormale qui refuserait une relation avec un garçon devrait être selon sa conception une femme laide, sans charme. Gérard est plus énigmatique. Il me semblait que nous pourrions obtenir un soutien de sa part, mais il ne pouvait s'opposer aux autres garçons. Il serait lui aussi exclu. Ce n'était pas lui qui domine, il n'était pas le chef, l'élément dominateur du groupe. Mais que pense-t-il? Depuis le début, j'avais senti qu'il était fasciné par ma beauté.
Rapidement, l'idée selon laquelle Nelia était sous ma mauvaise influence, allait s'amplifier pour devenir cruciale. Ainsi, le but, la victoire pour les garçons et pour Nadia, ce serait que Nelia me rejetât. Ils essayaient donc de la persuader que tous les malheurs qu'elle subissait provenaient de moi. Eux, au contraire, ils auraient accompli une action morale et bénéfique en la délivrant de cet enfer. Ils promettaient à Nelia des vacances idylliques dès qu'elle aurait rompue avec moi et qu'elle aurait exigé mon départ. C'est ainsi qu'ils exercèrent à son égard une pression de plus en plus insupportable.

*

Ce manège dura pendant plusieurs jours. J'étais excédée. Nelia ne risquait pas de me désavouer, mais elle était de plus en plus tourmentée par cet acharnement. Je décidai alors de parler en face à Victor. Il était parti à l'économat du camp depuis quelques minutes, c'était l'occasion qu'il me faut saisir. Je partis seule à sa rencontre. Comme j'étais: pieds nus, en bermudas, les cheveux en bataille. Je nouais cependant mon bandeau sur le front. J'avais l'impression qu'il me protégeait, ainsi j'étais invincible. Il me transcendait, je me sentais comme Athéna portant son égide. Je ne craignais plus rien.
Je le vis au loin sur le chemin. Je sentis un tressaillement dans ma poitrine, mais je ne faiblis pas. Je rassemblai ma force, je pensai à ma beauté, c'était elle qui me protègeait. Ainsi, je me sentais très forte moralement, et j'arrivais devant lui, très calme, très sereine.
«Victor» lui dis-je «il faudrait clarifier notre situation.» Je constatai qu'il évitait mon regard et prenait un air brutal. J'attendsi quelques instants calmement, avant de poursuivre. Je n'étais pas pressée. Je fis au contraire durer ce moment car je savais que Victor n'était pas à l'aise. Enfin, tout en le fixant, je poursuivis: «Que nous reproches-tu exactement à Nelia et moi?» Il me répondit violemment: «On n'a pas besoin d'une anormale. Fout le camp.» Je n'étais suis pas étonnée. Je connaissait l'argument depuis longtemps. Je répondis, naturellement: «Tu refuses plutôt qu'une fille puisse vivre sans s'intéresser au garçons, et peut-être surtout à toi». Il se mit à s'esclaffer d'un rire forcé. «On n'a pas besoin d'une anormale» répèta-t-il avec un rictus violent. Je suis comme la déesse Minerve, dis-je calmement, je n'ai pas besoin de garçon ni pour l'amour, ni pour me défendre.» J'accompagnai cette répartie d'un beau sourire pour ne pas paraître prétentieuse, mais il dévia la conversation: Ta copine, il faudra bien qu'elle se fasse baiser un jour» dit-il. Je lui répondis immédiatement. Propose-lui, on verra bien , laisse-la choisir entre moi et toi.» Son propos avait provoqué en moi une impérieuse colère. Il fait une grimace de dépit. J'ai osé le défier. Je le sens moins assumé après cette répartie, mais je suis toujours en colère, et je continuai: «Tu t'es regardé, tu crois que tu peux rivaliser avec moi.» Je vis alors le visage de Victor se transformer pour devenir d'une violence extrême. Il se mit à proférer des propos injurieux - que je ne veux pas écrire - néanmoins il évitait mon regard. On aurait dit qu'il se sentait étonné lui-même de cette violence qui sourdait en lui. Mais je ne me décontenançais pas, et je ne le laissais pas longtemps poursuivre son déballage sordide. Je sentis en moi une force indestructible, une puissance invincible. Je me sentis devenir une panthère, une vraie panthère. Je lui réponds en langue allemande sur des propos d'une même violence. Je ne me souviens plus de ces paroles tellement ce fut rapide. Cela m'est venu naturellement. Sans doute cette langue plus gutturale convenait bien à ce genre de répartie, et surtout je la connais bien – au contraire de lui. C'est lui qui se déconcerta. Bien qu'il me sût traductrice, il ne croyait pas que je puisse posséder cette langue à ce point, comme une langue maternelle. Il faut savoir que chez nous, on peut parler quelquefois en allemand, mais c'est très rare, et surtout entre jeunes. Dans son canton, ça ne se fait pas du tout. Rien maintenant n'aurait pu me fléchir. Je me sentais comme un rempart devant lui. Mon regard était fixé sur lui. Je me sentais féline, dangereuse, irascible. Et là, je me croyais véritablement une panthère, l'animal en lequel une femme peut s'incarner mentalement sans se masculiniser car il est l'image de la force alliée à la féminité. Il me semble que Victor était gêné par ma beauté, ma prestance. Il n'en revenait pas. C'est lui qui abandonna. Il haussa les épaules de mépris, puis il répèta une nouvelle fois : «foutez le camp» en decrescendo, puis il s'éloigna. On va s'en aller» lui dis-je «cela nous évitera de te voir.» J'ai remarqué qu'il s'adressait à Nelia et à moi dans cette dernière répartie. Cela signifie qu'il renonçait à détacher Nelia de moi. C'était une victoire.
Des pensées tournoyaient dans ma tête. Sans qu'il y paraisse, je venais de subir une véritable épreuve dont je me souviendrais pendant longtemps. Toute ma vie restera gravée en moi la face de Victor, sa violence d'homme, sa brutalité. Ma victoire m'élèvait, me grisais. Je ressentais ma beauté avec une puissance indicible. Je venais de remporter une épreuve. Des pensées d'un lyrisme intense traversaient mon esprit. Je sentais mon génie me traverser comme un souffle irrésistible.
Cependant, je cessai rapidement ma méditation car je pensai à Nelia. Elle devait être maintenant au bloc sanitaire pour sa toilette, il fallait que je la rejoigne immédiatement là-bas. Je courrus, un peu affolée. J'aperçus là-bas, au loin, une élégante silhouette aux longs cheveux noirs. Je courus vers elle à perdre haleine malgré les graviers qui piquaient mes pieds nus. Mes cheveux volaient autour de moi. Je me sentais tout entière moi-même comme une déesse invincible, belle, intensément belle. J'avais l'impression de voler dans l'espace. Il me semblait qu'un nimbe de clarté m'environnait. Je sentais mes doigts, mes mains, mes pieds nus sur le sol, tous mes muscles, ma souplesse, ma vigueur. Des larmes coulaient dans mes yeux. Maintenant, j'étais près de Nelia je l'embrassai. Je m'effondrai sur elle, c'est Nelia qui me soutenait, qui me raisonnait. Dans ses bras, je me sentais vivre, vivre intensément. J'ai parlé à Victor, lui dis-je enfin après avoir repris mon souffle. Je lui racontai mon altercation. Il faut que nous partions tout de suite, me dit Nelia.

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Après ce retour désastreux, nous avons retrouvé un peu de sérénité, Nelia et moi. De mon côté, j'ai commencé à travailler pour une entreprise bernoise par correspondance. En arrivant, j'avais découvert comme un don du ciel dans ma boîte postale une lettre me proposant un contrat plutôt avantageux. Cela tombait bien. En plus de m'occuper l'esprit et me permettre d'oublier cette déconvenue, je pourrais disposer d'une certaine somme d'argent. J'assurais ainsi mon indépendance. Il s'agissait essentiellement de traduction allemand-italien. J'avais travaillé dur toute l'année, de sorte que je pouvais nous payer à Nelia et moi des vacances dans un village au bord d'une rivière, des vacances qui seraient pour nous une revanche.
J'en rêvais toute la journée, tous les jours. Depuis le retour du printemps, je ne voyais que des images ensoleillées. Avec Nelia, qui terminait sa dernière année d'études, nous parlons souvent au téléphone, et nous nous voyions toutes les semaines. Je crois que je ne me suis jamais sentie autant vivre et espérer qu'en attendant nos vacances. Il s'agissait d'un état contradictoire. Je ne me trouvais pas absorbée par la vie elle-même car je rêvais, un rêve plus beau, peut-être que la réalité future. Quand ces vacances appartiendront au passé, me disais-je, sans doute y songerais-je avec nostalgie en un désir mêlé d'une tristesse infinie. Ainsi, jusqu'à présent, dans mon existence, je n'avais jamais pu vivre la vie rêvée. Peut-être, cette vie parfaite, idéale, n'existe-t-elle que dans mon imagination. La vie réelle est généralement fade. Si elle ne nous satisfait pas, c'est justement en raison de sa réalité. Pourtant, pourtant, cette fois, j'allais atteindre une plénitude plus intense que dans l'imaginaire, au point de m'y perdre entièrement, de m'y fondre totalement. Cette fusion dans le présent n'équivalait-elle pas à sombrer dans l'inconscience? Est-il possible d'être absorbé par la vie tout en demeurant conscient? Je ne sais pas vraiment.

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Je me souviens de cette période comme si elle avait été la réalisation de ma vie, la période idéale à laquelle devaient revenir toutes mes pensées pendant tout le reste de mon existence. Je mesurais l'irréversibilité du temps dans le vertige d'une fascination hypnotique. Je m'interrogeais inlassablement sur ce qu'était le passé par rapport au présent, ce que pouvait représenter sa trace dans ma mémoire. Et surtout, surtout, s'y mêlait la souffrance de retrouver par la pensée une personne qui n'est plus de ce monde.
Les vacances à la rivière: quel contraste avec le séjour à la mer que nous avions vécu dramatiquement. La mer, dans cette station balnéaire, c'était la mode, l'affluence, le snobisme la vie pratique, le modernisme, l'agitation, l'activité, l'instantanéité. La rivière, c'était la solitude, le calme, le rêve, l'isolement, la sérénité, la méditation, l'intemporalité.

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La rivière. C'était elle, notre monde intime, un monde inépuisable aux mille secrets, aux mille recoins, aux mille nuances, chacun revêtant son harmonie, son atmosphère, son charme. C'était elle qui le générait, l'épanchait, l'absorbait, le nourrissait. Un univers d'eau et de soleil, mouvant, sensuel, clair, limpide, sombre, un univers de pureté, de beauté. Il correspondait à ce qui nous voulions être, Nelia et moi, la beauté, la pureté.
Je me souviens. Nous arrivions par un sentier dans un dédale d'arbustes aux feuilles presque blanches, vernissées, irisées. J'adorais quand elles frôlaient mes bras et mes chevilles au passage comme si elles m'accueillaient en leur domaine. Tout était beau, les plages de soleil étincelant sur les galets polis, les plages d'ombre fraîche. Et partout des plantes sauvages qui étaient nos amies. On devinait la présence de la rivière sans la voir. L'approche progressive représentait toujours un moment merveilleux. On ne la voyait pas, mais on percevait la mélodie de son flot, on sentait son haleine vaporeuse. Puis tout à coup, on la découvrait. On découvrait ses îlots, ses bras liquides qui s'écoulaient partout autour de nous. L'eau était parfois brillante, aveuglante comme des plaques en argent. Parfois au contraire, elle était sombre, calme comme des masses en plomb. Là, on la voyait cascader entre les rochers, vivante, écumante. Là, elle dormait, immobile, appesantie, Quelle magie! Quelle magie! Parfois, elle s'égratignait sur des rochers aigus, parfois elle glissait sans une ride sur du rocher lisse. Quand on s'approchait encore plus près, on découvrait le fond de la rivière. Quelle absolue limpidité! On voyait les pierres verdâtres qui se perdaient insensiblement dans le fond glauque. L'odeur du sable était insinuante, pénétrante. Une odeur intime, comme celle d'une femme, une exhalaison qui induisait en nous un désir de communion, de fusion, d'abandon.
Je me souviens. Au milieu, entre deux bras d'écume bouillonnante se trouvait une île toute couverte d'arbres nains où nous allions souvent. C'était notre île. Je prenais la main de Nelia, et sans dire un mot nous parcourions ce dédale de troncs et de feuillages, pieds nus sur le sol, souvent même toutes nues. Nous avions l'impression de pénétrer dans un lieu sacré, un temple, mais un temple naturel. À travers les branches, on entrevoyait partout les scintillations de l'onde. Nous nous baissions pour mieux passer sous les rameaux tombants qui nous caressaient. Nos corps se rapprochaient, nos têtes se frôlaient, nos mèches se mêlaient. Ainsi, lorsque nous étions parvenues en un coin d'ombre, bien protégées, nous nous asseyions dans l'herbe, nos mains se pressaient, et nous nous serrions silencieusement. Tout disparaissait autour de nous, on n'entendait plus que le rythme régulier de notre respiration et de notre cœur. Et il y avait partout autour de nous le bruit de l'eau, qui s'infiltre entre les rochers, qui cascade, glisse entre les galets, s'insinue dans le sable.
C'était la vie secrète de la rivière. Elle nous parlait doucement, elle nous berçait. Souvent je m'abandonnais à Nelia, je couchais ma tête sur ses genoux et je m'enfouissais contre son ventre cependant qu'elle caressait mes cheveux longuement et silencieusement. Je sentais sa respiration, le frémissement de sa chair, la vie de ses organes. Je les ressentais comme une présence miraculeuse.
Je ne me lassais jamais de découvrir encore la beauté de Nelia, je ne pouvais croire à la réalité d'une telle beauté. Pourtant, elle était l'image de ma propre beauté. Elle était là, tellement confiante. Je pouvais la contempler des heures et des heures, dans toutes les positions naturelles de l'abandon et de la décontraction. Et cette beauté, elle se renouvelait sans cesse dans sa similarité, sa plénitude. Je m'émerveillais de sa beauté comme je m'émerveillais de ma propre beauté. Je sentais ma propre beauté se fondre dans sa beauté. Je m'imprégnais de sa beauté comme je m'imprégnais de ma propre beauté. Pendant qu'elle restait allongée, les yeux fermés, je contemplais chaque partie de son corps, et chaque partie représentait une perfection, chaque partie était beauté, mais non seulement beauté, pureté, mais idéal. Et son image était sublimée encore par son parfum, le parfum naturel de sa peau, de sa chair. Il me saisissait, ce parfum, il m'évoquait des impressions fugaces autant que puissantes. Son parfum qui se mêlait à mon parfum.
Nelia. J'aime ton parfum, j'aime ta chevelure brune, j'aime ta peau blanche, j'aime tes bras, tes seins, tes jambes, tes yeux, ta bouche. J'aime tes mouvements, ton regard, le son de ta voix, ta démarche, tes poses, tes attitudes, ta présence.
Quel gâchis si toute cette beauté, si tout ce génie avaient été salis par un garçon. N'était-ce pas le crime absolu, le crime inexpiable? C'est pour cela, pensai-je, que les Anciens choisissaient des vierges parmi les plus belles, les plus nobles de la communauté. Elles devenaient des prêtresses vierges sur une île déserte ou des vestales dans un temple. Aucun homme ne pouvait être digne de posséder leur beauté. Ainsi, les Anciens affirmaient sur le plan religieux un principe qui ne pouvait pas être réalisé dans la société.

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De l'autre côté de notre îlot s'élevait une falaise. Nous y allions souvent. Là, nous nous sentions protégées. Le pied de la falaise, c'est un endroit magnifique, tout plein de frémissements, de frissonnements, de bruissements. L'eau suinte partout en filets presqu'invisibles, elle se divise en petites cascades, en petits ruisselets. Elle forme des lacs miniatures, des plages minuscules, des petites criques, des petits caps. Nous étions émerveillées sans cesse en parcourant ce petit univers. Nous trempions nos pieds dans l'eau et cela nous donnait l'impression de nous mêler à la nature, de nous fondre en elle. Il y avait partout mille recoins secrets que l'on explorait. Tout était frais, transparent. Cela procurait une impression d'enivrement continu. Ici, le sol même était pur. Il n'y avait que des galets lisses aux formes douces, des dalles plates. Pas de terre, pas de vase. Aucun paysage ne se rapprochait autant de la perfection que celui-là. Il y avait l'eau, la lumière, l'air, le rocher qui s'interpénétraient. L'eau, c'est la légèreté, la subtilité, la pureté, la transparence. L'eau, c'est la mobilité, l'immobilité.
Elle est aussi vivacité, sensualité, souplesse. Le rayon, lui, c'est l'esprit, une immatérialité, qui évoque l'élévation suprême, il est impalpable, il est magie, féerie. L'air, c'est la matière invisible qui baigne tout, il est parfum, caresse, il est sensualité légère. Le rocher, il est puissance, densité, masse, lourdeur, pesanteur. Et il y a les plantes, les arbustes, les herbes, les mousses avec leurs fruits, leurs fleurs, leurs graines disséminées. Au contraire de l'eau qui est sourire, éclat, vivacité, versatilité, mouvance, mouvement, les végétaux, eux, sont abandon, ils sont repos, sérénité, protection, méditation. Et lorsqu'ils élèvent leurs branches vers les cieux, ils sont aspiration de l'âme, accomplissement triomphant. Les arbres sont Force par leurs troncs épais, douceur, par leurs branches tombantes, délicatesse par leurs feuilles légères.
La falaise, elle est Puissance, elle aussi, Force de l'Être, force de la Création. Elle aussi présente mille aspects, mille formes, elle est elle-même un univers. Elle est tout envahie par des plantes hasardeuses et harmonieuses. Et c'est le hasard de la Nature qui crée cette harmonie. La falaise, elle présente ses pans de paroi lisse, rugueux, ses chaos rocheux, ses aspérités, ses fissurations, ses creux, ses bosses. Un monde vit dans sa topographie, dans sa géographie.
Elle s'élève vertigineusement dans la hauteur, elle est Lyrisme, Grandeur. Sa masse est impressionnante.
Cette falaise, je la contemplais des heures. Elle me paraissait de plus en plus formidable, je ne pouvais épuiser la richesse de sensations qu'elle m'évoquait. Elle était l'Infini. Elle représentait la vitalité primitive, la force originelle de la planète.
Le long de la falaise, plus loin, nous avons découvert une grotte, La main dans la main, nous y avons pénétré dans l'obscurité. C'était comme un ensevelissement dans la Terre, dans le mystère de la Terre. Nos yeux ne voyaient plus rien, mais nous avancions grâce à la sensation de nos mains sur les parois. Partout sourdaient des suintements, s'élevaient des bruissements. Nous avions l'impression d'être dans le vagin de notre mère, notre mère monstrueuse et formidable, effrayante. Effrayante, mais figée, figée mystérieusement par un fluide. Nous sommes restées assises là longtemps, longtemps, chuchotant comme pour éviter de réveiller celle qui nous protégeait dans ses entrailles. Tout semblait endormi. Par l'ouverture, on voyait l'eau qui coulait.

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Chaque fois que nous approchions de la rivière, j'avais l'impression qu'il s'agissait d'un moment pathétique, d'un instant magique. Une intense émotion me traversait. Je ressentais insensiblement sa présence, la présence de son univers, l'univers de la rivière, un univers drainant ses milliers de rochers, de plantes, d'insectes. J'avais l'impression d'approcher d'un mystère, de pénétrer un mystère. Car un élément de la Nature, c'est un mystère. La Nature est Mystère. C'est sa richesse, son infinité, sa puissance qui représentent le mystère. Une source est mystère, un lac est mystère, une rivière est mystère. Chacun possède sa tonalité, son harmonie, son atmosphère. La puissance de la rivière, c'est son Être, tout ce qu'elle porte avec elle, tout ce qu'elle apporte, tout ce qu'elle transporte, tout ce qu'elle crée autour d'elle, tout ce qu'elle développe, par sa présence, par son influence. Et la force de la rivière, c'est aussi son infinité: son sable aux milliards de grains, son onde aux milliards de gouttes, ses milliards de molécules d'eau, ses milliards de cristaux, ses milliers de poissons, ses millions d'algues, d'herbes, d'arbustes sur ses rives. Notre esprit est noyé, dépassé par cette infinité. Sa profondeur est mystère, c'est là qu'une chimie inconnue purifie, détruit, crée, transforme la fange en matière noble. L'on ignore ce qui se passe au-dessous du flot impénétrable, on ignore ce qui s'y trouve. C'est le mystère, bien protégé par la profondeur glauque.

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«Il paraît» me dit un jour Nelia «que toute cette eau, ces rochers, l'air même, ce sont des molécules, des atomes, des espèces de petites boules qui bougent tout le temps.» Oui» lui répondis-je «mais ce sera toujours le Mystère. Je sais même que ces atomes, ce sont des noyaux qui sont entourés par des petites boules encore plus petites, mais quand on va plus loin, on ne sait même plus ce qui veulent dire les choses. Ce que je sais, c'est que je sens cette eau, je sens ce rocher, je les vois également, ce qui est aussi une sensation. Quel que soit l'objet de la sensation, et même s'il n'y a pas d'objet, la sensation est elle-même une existence. Il s'agit de représentations dont l'aspect n'a pas d'importance, mais une représentation n'est pas plus fausse qu'une autre. Ce que nous voyons avec nos yeux n'est pas plus faux que des signes mathématiques sur une feuille de papier. Notre sensation est floue, oui, cependant le flou, c'est une condensation, une synthèse nécessaire pour la perception, c'est peut-être encore la meilleure représentation. Le reste, cela vient de l'esprit.» Mais la sensation peut être fausse» me répondit Nelia. Non» répondis-je «elle ne peut pas l'être. En général, nos sens ne nous trompent pas sur la réalité car s'ils nous trompaient nous ne serions pas efficaces, nous ne pourrions assurer notre survie, nous ne serions pas vivants. Et puis, nous pouvons vérifier la correspondance entre nos sens.» Dans la Nature» me dit alors Nelia «il paraît aussi que l'on comprend tout, enfin presque tout. Et même si on ne le comprend pas, on pourrait le comprendre.» Je ne crois pas» dis-je «car le mystère, c'est la complication. Par exemple une forêt, on peut connaître tous ses éléments: l'arbre, l'insecte, le ver, l'oiseau, mais l'on ne peut comprendre le tout. Le tout, c'est presque l'infini. Sa richesse ne peut pas être épuisée par l'esprit. Pour comprendre le tout, il faudrait un ordinateur qui serait aussi compliqué que la forêt elle-même, il deviendrait lui-même mystère comme la forêt elle-même. On ne pourrait pas en avoir la maîtrise, on aurait ainsi réalisé une Création qui nous dépasserait. Nous-mêmes, notre corps, notre cerveau, notre esprit, nous sommes une chose qui dépasse notre conscience elle-même. Nous nous dépassons nous-même. Et la beauté, notre beauté, elle nous dépasse nous-mêmes aussi. Elle est un mystère pour nous-mêmes.»

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Un autre jour, au bord de la rivière, nous avons vécu intensément un incident pourtant banal.
Nelia était allongée sur la petite plage entre les galets, près du bord. Je musardais vers un petit groupe de peupliers. À ce moment, comme j'étais saisi par une prémonition, je me retournai vers Nelia rapidement. À quelques pas d'elle, je vis alors un serpent qui rampait sur le rocher. Au lieu d'être effrayée ou paniquée, je me sentis devenir immédiatement une bête fauve, un chat ou une panthère qui guette sa proie. Ainsi, avec une violence incroyable, je sentis une énergie surhumaine m'envahir, une sorte de frénésie intérieure intense, un instinct de chasseresse. Je criai: «Attention, Nelia» puis je fis un bond en direction de l'animal. M'apercevant , le serpent se mit à fuir. Je ne voulais pas qu'il m'échappe, je le poursuivis, c'était moi qui recherchais le combat. Je ressentais la nécessité impérieuse de détruire cet animal. Gonflant sa gorge, il crachait son venin en sifflant, mais cela ne m'impressionnait pas. La manœuvre que je réalisai n'était pas subtile. Je saisis un énorme galet. Il me semble qu'ordinairement, je n'aurais pas pu le soulever, je le soulevai pourtant sans effort, puis le projetai sur l'animal. Il était déjà complètement écrabouillé. Cependant, Nelia qui arrivait près de moi avait saisi une baguette, elle lui en asséna un grand coup sur la tête, si fort que la baguette se cassa. Je regardai avec dégoût ce cadavre. Je jetai d'autres pierres. «Il a son compte» dit Nelia, en riant. Nous abandonnâmes enfin le cadavre pantelant, ne nous souciant plus de l'incident, comme s'il ne s'était jamais produit. Pourtant, des années après, l'image de ce serpent allait rester dans ma mémoire. C'est son existence même qui me tourmentait. Celui-ci n'existait plus, mais il y en avait d'autres sur la Terre. Le serpent existerait toujours. Et même si toutes les espèces de serpents disparaissaient de la Terre, on pourrait l'imaginer, il était concevable par l'esprit. Son existence s'imposait donc à nous irrémédiablement.

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Le soir, à l'hôtel, pendant le repas et toute la soirée, je baignais dans un sentiment de grande sérénité, d'assurance calme. Nelia aussi je crois. C'était l'affirmation de ma force et de ma victoire qui m'auréolait ainsi. Je ressentais cette impression que je connaissais bien, celle d'être entourée virtuellement par un nimbe, une aura qui me protégeait.
Je remarquais que Nelia ne s'était pas comportée passivement, elle avait en quelque sorte combattu avec moi. Elle n'était pas un être faible que je protégeais, elle était ma compagne de combat. Nous n'avions pas eu ni l'une ni l'autre le moindre instant de peur ou d'hésitation, et encore moins de fascination. La force du serpent, naturellement, c'était la fascination qu'il exerçait. Nelia aussi avait ressenti sa propre force. Elle me confia que l'image intérieure du chat l'avait servie aussi dans l'action. La nature avait généré l'antidote du serpent, le chat, qui était son exact opposé, le pôle inverse. Nous avions instinctivement mobilisé son image pour nous protéger. Cela, nous l'avions pu parce que nous étions des filles. Un homme n'aurait pu ressentir cette identité avec une image féline. Je me souvenais aussi de ma réaction face à Victor, j'avais eu l'impression de m'incarner en une panthère.

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A l'hôtel, nous avions rencontré un couple de jeunes très unis, Anita et Roberto. Ils allaient sans doute se marier bientôt. Roberto était le type même du garçon sérieux, très discret, humble, toujours souriant. Anita, elle aussi plutôt discrète, n'était pas très belle, ni particulièrement laide, elle ne présentait physiquement aucun attrait. Je me demande l'effet que cela pouvait produire sur Roberto quand il nous voyait. Je ne veux pas dire que je me délectais de cette situation, bien au contraire, j'en étais très gênée. En chacune de nous, il voyait une créature de rêve qu'il ne pourrait jamais posséder. Il avait sa fiancée qui n'avait aucun charme. Gentille, bien sûr, mais sans beauté. Le contraste était trop évident. Quelle déception, quelle souffrance ce devait être pour lui quand il voyait sa promise? Pourtant je sentais que si l'une de nous s'offrait à lui, il ne romprait jamais avec sa fiancée. J'admirais cette force morale. «C'est injuste» disais-je à Nelia «ce doit être encore pire pour lui de voir une belle fille avec un autre garçon» Et qu'est-ce que cela doit être pour sa fiancée de nous voir par rapport à elle? Que devait-elle penser? Pourtant, elle restait très gentille avec nous, j'essayais moi-même d'être le plus possible gentille avec elle. La différence de beauté entre elle et nous était tellement évidente qu'il était impossible de ne pas le remarquer. On n'y pouvait rien, c'était ainsi.
Avec nous, Robert était toujours souriant, il nous estimait beaucoup. Il se serait bien gardé d'oser de formuler la moindre remarque sur notre relation, ni la moindre allusion. Quelle différence avec Victor! On était un peu embarrassé avec lui. Le soir, souvent, nous mangions ensemble à la même table. C'est Anita qui l'avait suggéré. Lui, Roberto, il avait tellement de tact qu'il n'aurait jamais osé le proposer, nous non plus. Et elle, j'avoue l'admirer d'avoir pris cette initiative. Ce qui était gênant par rapport à eux, bien sûr, c'était notre beauté naturelle, mais cette fois, nous n'en sommes par fières. À table, il y avait tout de même parfois des silences pesants. L'existence de la beauté en nous est un sujet tabou à cause de toutes ses conséquences. Je mesurais dans le vécu ces conséquences que l'on n'évoque jamais. Tout le monde sait que la beauté, c'est une qualité positive et en plus elle est innée. Tout le monde fait comme si cette beauté n'existait pas en nous, on l'ignore, mais tout le monde la sent, tout le monde la perçoit.

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Un jour, Nelia me dit «c'est toujours toi qui m'instruis, et moi je t'interroge. Tu es vraiment ma Béatrice. Moi, je suis comme Dante, j'écoute. Ah, tu crois» répondis-je «plutôt, je crois que c'est toi, ma Béatrice car ce que je dis, c'est toi qui me l'inspires.» Bien sûr que non. J'ai un argument imparable: Béatrice était blonde, tu vois bien!» À cet argument, je ne pouvais rien répondre. Je me mis à rire.

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Cette rivière, de plus en plus, elle m'impressionnait, elle me passionnait. Il me semble qu'elle était source de tout. Elle est le mariage des plantes et de l'eau, et surtout elle est protection, univers clos. Ailleurs, sans doute, j'aurais trouvé un univers différent, plus vaste, plus grandiose: la mer. La mer, ce serait l'Infini, la dimension planétaire, avec le vent qui souffle. Mais l'Infini, justement, cela ne pouvait pas être le Paradis. L'infini, c'était l'inverse du Paradis. L'Infini, c'est le mystère, la froideur, l'angoisse.

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Un autre jour que nous étions assises dans notre île, Nelia et moi, nous avons poursuivi une conversation, que je reconstitue approximativement. «Angiolina» me dit-elle «d'après toi, pourquoi tout ce que l'on voit ici, l'eau, les galets, on le trouve beau? Et tout le monde s'accorde bien dans l'ensemble à trouver beau ce qui l'est par rapport à ce qui ne l'est pas. Par exemple, ce paysage de la rivière par rapport à celui d'une décharge. C'est-à-dire, d'où vient que l'on trouve des choses belles et d'autres laides? Nelia, je ne sais pas vraiment» lui répondis-je. «Dans l'environnement, peut-être trouvons-nous beau ce qui peut nous assurer une protection, un bien-être, ce qui ne crée pas de danger pour notre conservation. Les endroits dangereux, par exemple une décharge où il y a des déchets, de la pourriture, on peut être agressé par des microbes, et on le ressent sous la forme d'une odeur désagréable qui est un signal de danger. Les endroits où l'on ne se sent pas protégé, on se sent mal. La sensation du beau dans l'environnement, ce serait notre perception de ce qui est favorable à notre survie. Et pour notre perception des êtres, ce serait pareil. Nous trouvons hideux un serpent car il est dangereux.Oui, mais ce n'est pas toujours vrai, un beau paysage neigeux par exemple n'assurerait pas notre survie et pourtant il est magnifique. Une panthère est superbe, pourtant elle est dangereuse.
«Oui, lui dis-je, tu as raison. Recommençons tout. Essayons une autre hypothèse. Ce qui est beau fondamentalement, ce serait ce qui présente une structure supérieure. La sensation de la beauté serait pour nous un super-sens nous permettant d'apprécier la structuration du monde extérieur, et donc de juger plus facilement s'il peut nous nuire. Ce super-sens nous permet d'agir efficacement pour notre conservation par exemple en toisant un adversaire, en mesurant ses possibilités.
En ce cas, les êtres les plus structurés seraient susceptibles d'être pour nous les plus dangereux ou de représenter une concurrence, la panthère par exemple. Sa démarche est belle parce qu'elle est souple contrairement à la démarche d'un chien qui est raide. On arrive à une conclusion inverse de la précédente. Alors, je ne sais plus...»
Si j'essaie d'intégrer tes deux réponses, et si je t'ai bien comprise, Angiolina, il y aurait donc deux origines dans le sentiment du Beau: la structuration d'une part, et d'autre part la bienveillance, le type de beauté que nous trouvons dans les deux cas n'est sans doute par le même. Par exemple, Annie, elle n'est pas très belle, mais je sais qu'elle serait toujours bienveillante envers moi. Il existe au contraire des filles plus belles qui pourraient être malveillantes. La Beauté ne serait donc pas toujours positive.» J'avouai à Nelia que je ne parvenais pas à résoudre le problème. Oui, dis-je, mais une belle fille, si elle n'est pas bienveillante, peut-elle vraiment atteindre un degré supérieur de beauté? Est-ce qu'il ne lui manquera pas toujours l'essentiel pour être vraiment belle? Finalement, tu l'as suggéré toi-même, elle possède la Structuration, mais pas la Bienveillance et cela transparaît dans son être, dans sa démarche, dans son visage, dans les traits de son visage, dans ses yeux, dans son regard, dans ses gestes, dans ses mimiques, dans son maintien, dans ses paroles, dans ses intonations.»
En continuant de musarder sur le bord, nous sommes arrivées devant un magnifique érable dont les branches basses trempaient dans l'onde. Nous le contemplâmes, émues et admiratives. Nelia me fit cette remarque: «Tu m'as dis précédemment que la beauté, c'était la structuration. Oui, mais, Angiolina, par exemple cet arbre, là, regarde ses branches, elles poussent un peu partout, au hasard, il n'a rien de régulier, et pourtant il est beau. Et personne ne dirait qu'il n'est pas beau. Tu me désespères, Nélia. C'est vrai. Cependant, nous le trouvons beau parce que nous lui donnons un sens. Nous avons vu des arbres toute notre vie, mais pour un extra-terrestre qui débarquerait sur Terre et qui n'aurait jamais vu d'arbre, il trouverait peut-être cet arbre laid. Pour lui, ce serait comme un furoncle, une excroissance désorganisée, hideuse. Essaie par exemple, tiens, essaie d'oublier que c'est un arbre et regarde-le bien.»
Nelia se cacha les yeux dans ses mains, puis brusquement écarta ses bras. Son visage prit une expression presqu'apeurée. Oui, tu as raison, c'est étrange, cet arbre, c'est une pieuvre, un germe malsain qui aurait poussé malencontreusement, un déchet qu'il faudrait éradiquer. C'est horrible de voir la Nature ainsi.» Donc, si tu trouves la Nature belle, c'est que tu as une structure mentale qui te permet de la comprendre et de l'ordonner en fonction de ta compréhension. Et quand tu vois la Nature dans sa réalité brute, quand tu n'interprètes pas, tu la trouves laide.» Oui, mais quelle est la vraie vision?»
Aucune sans doute, ou bien on peut considérer qu'elles sont toutes les deux justes. L'une est intégratrice, l'autre analytique. On peut dire aussi que la première est un beau mensonge inventé par l'esprit alors que l'autre est la vérité nue. On peut dire que l'une est une œuvre d'art que crée l'esprit alors que l'autre est la copule vide qui lui a permis d'élaborer cette œuvre. Ou encore on peut dire que l'une est une vision corrompue résultant de l'habitude alors que l'autre est la vision native de l'Être. On peut dire aussi que la première est la forme perceptive d'une réelle complexité alors que la seconde résulte d'une incapacité perceptive ou d'une limitation à son premier degré.»
Voilà quelle fut notre conversation. Après plus d'une heure, nous avons fini par nous apercevoir que nous ne savions pas pourquoi une chose était belle et une autre chose laide. Et nous ne savions même plus comment il fallait voir ce que nous voyions.

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Je connaissais un bonheur tellement intense en cette période avec Nelia que j'oubliai le monde extérieur, ou plutôt je le percevais uniquement comme cadre paradisiaque à mon bonheur. Il me semblait que la réalité des choses s'était transformée depuis le début de notre séjour. Au début s'était produite une adaptation. Mon esprit n'était pas encore entièrement plongé dans le monde de nos vacances: la rivière qui allait devenir pour moi le monde du rêve: l'hôtel, Anita, Roberto, et même les hôteliers. Maintenant, Nelia et moi, nous ne pensions plus à rien d'autre comme si le reste du monde avait disparu. C'est comme si la misère du monde, toutes les difficultés, toutes les laideurs, le Mal, avaient disparu. Tout ce que nous côtoyions ne comportait rien qui ne fût pas aimable, bienveillant. Cela me prouvait, me semble-t-il, que le paradis terrestre est possible – philosophiquement - quoique bien sûr, j'écris cela plusieurs années plus tard.
L'angoisse existentielle n'est pas supprimée en théorie, mais il semble qu'elle disparaisse ou du moins qu'elle devienne supportable quand les êtres et les choses qui nous entourent sont bienveillants, beaux et purs. S'il existe un avenir pour l'Homme, cela ne peut être que par la fusion du Bien et du Beau.
J'avais l'impression de plus en plus que les vacances ne se termineraient jamais. Le temps présent me paraissait indestructible. Il me semblait que rien ne pourrait changer ce présent qui se poursuivrait identiquement à lui – et même, oui, j'ose le dire, je croyais inconsciemment que le temps s'était arrêté. Il existait bien cependant un temps, celui qui nous permettait de vivre, nous, mais il n'avait pas de prise sur l'état des éléments ni sur notre état. Par exemple, la rivière, son eau s'écoulait, mais elle était remplacée toujours par une eau nouvelle, C'était un cycle perpétuel. Nous, nous vivions, mais ma beauté restait identique, je ne pouvais même pas penser qu'elle se modifiait. C'est cela le temps paradisiaque. Et je ne pensais même plus à ce que je vivais dans l'instant, tellement je le vivais intensément. Aussi je me demande si vivre intensément est compatible avec la conscience.

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C'est dans la compagnie d'êtres bienveillants - à l'époque de nos vacances: Nelia ou même Anita, Roberto, les hôteliers - que l'on peut le mieux supporter l'angoisse de l'existence, car la contemplation de la Nature, si belle soit-elle et même si elle est plaisante, riante, communique toujours par sa passivité une angoisse indicible, une mélancolie indéfinissable. C'est un sentiment hypnotique auquel il est difficile d'échapper. Ce sentiment, il peut fasciner au point de créer une impression de volupté, mais insidieusement il me saisit parfois jusqu'au vertige et il pourrait aboutir même au suicide. La compagnie d'êtres bienveillants est un soutien contre l'angoisse engendrée par la conscience de soi devant le monde, elle nous empêche de penser, elle occupe l'esprit, elle rassure. Cependant, quand nous pensons au passé, nous prenons conscience que la force du présent, la confiance engendrée par la conscience des autres sur la valeur de ce présent, était une illusion. Notre vie passée n'importait plus pour ceux avec lesquels nous l'avions vécu, de même pour nous-mêmes, et c'est une trahison, une trahison fondamentale. Cela signifie que la vie est une tromperie. Le présent qui nous semblait d'une importance majeure est devenu passé sans importance. Par exemple, aujourd'hui, quelques années plus tard, Annita et Roberto vivent déjà une autre vie. Certes, ils se souviennent de nous, mais comme d'un élément accessoire, sporadique de leur nouvelle existence, laquelle est devenue la Vérité, une vérité transitoire elle aussi. Pourtant, ce que nous avions vécu était unique, unique dans l'Histoire de l'Univers, et il est impossible, irrémédiablement impossible de le revivre.
Et cela, c'était la mort, et je le refusais. Je le refusais désespérément. Une seule solution s'offrait à nous, vivre toujours la même vie avec toujours les mêmes éléments autour de soi. Le temps ne nous serait perceptible que par la lente transformation de notre propre corps. Et l'on pouvait tricher en ne se regardant jamais dans un miroir. La transformation des autres, seule, serait pour nous inévitable. La victoire sur le temps et la mort - momentanée, trompeuse évidemment - c'était l'immobilité, c'était la mort elle-même.

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Le matin, c'est presque toujours moi qui m'éveillais la première. Ainsi, je pouvais à loisir contempler Nelia pendant son sommeil. J'aurais pu la contempler des heures comme cela sans me lasser. Quand elle s'éveillait, aussitôt, elle me souriait, puis elle venait vite dans mes bras, nous restons ainsi sans bouger. Peut-être savions-nous, en notre inconscient, que nous serions bientôt séparées, irrémédiablement séparées.

*

Anita et Roberto quittèrent l'hôtel quelques jours avant nous. j'eus l'impression que le cours de notre séjour était brisé. Le temps s'était de nouveau remis en marche. Anita et Roberto, que faisaient-ils maintenant, dans une ville à cent lieues de la rivière? me disais-je. Ils avaient d'autres préoccupations que le souvenir de leurs vacances récentes, trop récentes pour constituer un souvenir. Ce qui nous devenions encore en vacances n'importait plus pour eux, seul importait le présent, leur présent. Le présent, tel un monstre vorace qui absorbait la vie, un cyclone qui annihilait tout sur son passage. Les clients de l'hôtel devenaient rares. J'eus l'impression que c'était nous qui n'étions plus à notre place. Les vacances étaient mortes. Un jour pluvieux et plus frais nous rappela cette triste réalité. Nous avons préparé notre valise et nous avons quitté l'hôtel. Il était nécessaire que la décision s'accomplît rapidement pour éviter toute transition. Le monde du rêve et le monde réel ne devaient pas présenter d'intermédiaire. Quand nous avons pris le train, c'était comme si nous avions pénétré dans un sas de téléportation. Cet engin mécanique était l'antithèse de la rivière. Autant elle était calme, harmonieuse, autant il était bruyant, dysharmonieux. Et je compris, finalement, qu'il était le bienvenu, ce train terriblement artificiel et matériel. Il était nécessaire pour briser abruptement toute communication entre deux mondes aussi dissemblables.

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C'est l'année suivante, alors que je travaillais à L. que se passèrent les douloureux événements qui ont marqué définitivement ma vie. Quand je repense à toute cette période, je me demande comment j'ai pu supporter une telle épreuve.
Tout est allé très vite. Comme je travaillais une partie de la semaine, je rentrais pour l'autre moitié. Je retrouvais Nelia dans mon appartement car nous avions décidé d'habiter ensemble. Or, un jeudi soir, en rentrant, je trouvai l'appartement vide et une lettre de Nelia. Elle expliquait en quelques mots, visiblement écrits dans la précipitation, qu'elle était obligée de revenir chez elle avec son père et sa mère. Ils étaient venus expressément la rechercher. Je savais que sa famille n'approuvait pas notre liaison, Nelia m'en avait avertie plusieurs fois. Pour cette raison, elle n'était pas retournée dans sa famille depuis plusieurs mois. Comment la scène s'était-elle exactement passée? Je ne le saurais jamais. Elle n'a probablement pas été forcée physiquement, mais elle a dû subir une forte pression psychologique à laquelle elle a cédé. Le mot se terminait par À bientôt, je ne m'inquiétais donc pas outre mesure dans l'immédiat. Cependant, perplexe, j'attendis durant quelques heures, puis j'avisais de téléphoner à sa famille pour essayer de joindre Nelia. Certes, mon coup de téléphone serait sans doute mal accueilli, mais on serait bien obligé de me la passer, pensais-je. Anxieuse, mais résolue, je composai le numéro. Une voix féminine me répondit, sa mère sans doute, pour m'apprendre que Nelia était à l'hôpital. C'est tout ce qu'on me dit et j'entendis raccrocher. Je pensai immédiatement à une tentative de suicide. Les circonstances pouvaient expliquer cette éventualité. Je passai une très mauvaise nuit pendant laquelle j'imaginai toutes les hypothèses. Je tentais de me rassurer. Si Nelia est à l'hôpital, c'est que la tentative de suicide a échoué, me disais-je, elle se rétablira. Que faire? Il était exclu pour moi de retéléphoner à la famille, on m'avait bien signifié que tout contact de ma part était jugé indésirable. J'eus l'idée de joindre les hôpitaux du canton où habitaient les parents de Nelia, en commençant par le plus proche. Je dus attendre encore plusieurs longues heures avant de pouvoir mettre à exécution cette manœuvre. Il ne m'était pas possible de joindre les établissements avant le début de la matinée. Enfin, le moment arriva. Fébrilement, je cherchai dans l'annuaire plusieurs villes probables et je téléphonai. Ce moment fut atroce. Après quelques essais infructueux, un des hôpitaux me signala effectivement la présence de Nelia. Il était impossible d'avoir de ses nouvelles avant le lendemain midi. L'attente allait continuer. De surcroît, j'imaginai encore mille hypothèses à partir de cet élément nouveau. La situation apparaissait probablement encore critique. Ce délai signifiait-il que l'on attendait une probable amélioration, mais qu'on ne pouvait pas l'affirmer encore? Ou bien Nelia était gravement attente au point que tout espoir était perdu, et pour cette raison, durant son agonie, on ne pouvait fournir aucune nouvelle précise de sa santé? Ou peut-être même l'issue fatale était arrivée. Mon esprit désemparé oscillait entre des flambées d'espoir et des retombées dans le désespoir.
Ainsi, j'envisageai le pire. Cette attente eut cependant l'effet de me préparer à l'événement tragique. Je me demandai si tout de même je ne pouvais pas rappeler la famille pour que l'on m'explique au moins la situation. Il semblait que l'on ne m'attribuait pas systématiquement la responsabilité de l'événement. La mère de Nelia m'avait bien dit: «je suis désolée» mais après tout n'était-ce pas une formule de politesse? Je me ravisai, il valait mieux que je n'intervinsse pas. J'essayai mille fois de tout analyser, le ton de sa voix, le multiple sens des moindres paroles. J'envisageai de me déplacer, mais il était certain que Nelia ne pouvait être visitée. Je reportai à demain cette initiative après une nouvelle tentative de joindre l'hôpital par téléphone.
Je ne dormis pas non plus la nuit suivante. J'étais dans un état psychique indescriptible, aucune de mes pensées ne pouvait aboutir. Au matin, je devais lutter contre l'envie de prendre la voiture pour me rendre immédiatement à l'hôpital. Je savais pourtant que c'était prématuré. Je risquais également - et c'était même inévitable - de rencontrer les membres de la famille. En ces circonstances, ne devais-je pas l'éviter absolument. Il ne fallait surtout rien compliquer. La situation était suffisamment critique. Alors je rangeai mon manteau et je poursuivais ma triste déambulation dans mon appartement, de la cuisine au salon, du salon à la salle de bains, de la salle de bains au vestibule. Et cela dix fois, vingt fois cependant qu'une douleur irrépressible me saisissait au ventre, dans la tête, dans les jambes.
A midi pile, je décrochai le téléphone, je ne pouvais plus tenir. Ma main tremblait, une douleur atroce me tiraillait l'estomac, je crus défaillir. La voix d'une infirmière m'apprit la triste nouvelle. Comment était-ce possible? Nelia, Nelia. Il y a quelques jours, elle était là, près de mois, rieuse, chaleureuse, si gaie, si enjouée. Comment était-ce possible? Je restai le souffle coupé. À ce moment, je ne supportais plus de rester enfermée dans l'appartement, je sortis dans la ville, je parcourus les avenues au hasard. La présence des passants, croyais-je, me protégeait de moi-même, me protégeait de mes pensées. Je traversai un quartier périphérique. Les habitations se disséminaient de plus en plus au milieu des jardins et des pelouses. Là, je pris un chemin qui menait vers une espèce de lande, un espace triste qui ressemblait à mon esprit en ce moment. Un lieu désolé où traînaient des débris indéfinis, jonché de monticules ras, de débris, de plantes malingres. Et là, je marchai en pleurant, je marchai sans m'arrêter. Cette fuite me rappelait ma propre tentative de suicide. Devais-je aboutir encore à cette extrémité, non pas en raison de moi-même, mais parce que j'avais perdu un être qui m'était indispensable Et je ne pensais pas devoir survivre à sa propre disparition. Qu'est-ce qui me retenait encore à cette planète poursuivant sa course indéfinie dans le cosmos, insensible, impassible? Je me sentais emportée par cette masse monstrueuse de matière, sans but, sans raison. Mais c'est alors qu'une idée me retint. Je m'arrêtai subitement. Je savais maintenant que mon existence n'avait plus d'importance, et paradoxalement cela m'éloignait du suicide. Conserver la vie n'a finalement pas plus d'importance que de la perdre. Et cette existence inutile, je pouvais la dédier à mon amie, je pouvais assurer sa survie à travers moi. Toutes mes pensées me ramenaient à Nelia. Je décidai de ne plus penser qu'à son souvenir, de concevoir ma vie uniquement en fonction de mon deuil.
Je compris alors que cette catastrophe venait de me transformer irrémédiablement. Maintenant s'ouvrait à moi une autre vie, une vie qui n'était plus vraiment la mienne, une vie habitée par un être qui avait disparu et dont j'étais dépositaire. Ainsi, dans cette détermination, je retrouvai ma sérénité. La nuit était tombée. J'ai regagné mon appartement en filant telle une ombre à travers les rues désertes.

*

Le lendemain, je me posai mille questions pressantes, d'ordre pratique. Devais-je assister ou non aux obsèques? D'une part, je pensais qu'il valait mieux par égard à la famille ne pas y assister dans la mesure où l'on pouvait me prêter une responsabilité dans ce suicide, mais d'autre part cela me paraissait inconcevable de rester chez moi comme si cet événement ne me concernait pas. La première possibilité représentait la solution de facilité. La seconde était délicate. Après une demi-journée d'hésitations, j'en arrivai à la conclusion que je ne pouvais pas me dispenser d'assister aux obsèques. Ne pas y aller aurait cautionné ma responsabilité, mon absence aurait pu être interprétée comme une fuite. Je compris également, et surtout que la cérémonie m'était indispensable sur le plan purement psychologique. Elle devait constituer pour moi une prise de conscience profonde de cet événement. Celui-ci devait s'inscrire en mon esprit lors d'un rituel. Je sentais que je devais affronter cette situation difficile par égard à la mémoire de Nélia. Si je ne l'avais pas fait, j'en aurais conservé un remords indélébile. J'en vins assez rapidement à la conclusion que je devais provoquer une explication franche. C'était nécessaire pour conserver notre dignité, aussi bien pour moi que pour la famille dans cette circonstance. Je devais donc agir, mais comment? Certainement pas par téléphone, cela me paraissait malséant. Je résolus d'envoyer un télégramme assez long. J'expliquai, après avoir adressé mes condoléances, la nécessité que je ressentais de clarifier la situation en rencontrant une personne de la famille. Je proposai de me déplacer rapidement, j'attendais une réponse par téléphone. Cette nécessité de clarification fut effectivement partagée car je reçus le coup de téléphone sans tarder.
Immédiatement, je me rendis au rendez-vous. C'était pour moi une épreuve que je redoutais, mais je devais la subir. Je ne préparai aucune argumentation. Je voulais m'exprimer naturellement.
Je sonnai bientôt à la villa où séjournaient les parents de Nélia. Une femme d'un certain âge m'accueillit, c'était sa mère. Je compris qu'elle serait mon unique interlocutrice. Bien que les décisions concernant cette affaire aient été probablement engagées par le père, cette rencontre était trop délicate. En ce cas, on laisse les femmes agir selon des consignes. Cela évite tout dérapage vers une confrontation qu'on veut éviter. Les hommes n'interviennent que si la situation apparaît sans issue et tourne à la violence. Et puis, tout ce qui touche le tabou, on préfère l'ignorer, c'est une affaire de femme. Une affaire de femmes, bien sûr. J'en fus tranquillisée, surtout quand je m'aperçus que la mère de Nélia, peu encline au ressentiment et à la virulence, affichait un visage fataliste. L'explication fut lapidaire, les silences furent plus éloquents que les paroles. J'expliquai que je n'avais rien fait, absolument rien fait pour tenter de retenir Nélia. Elle était parfaitement heureuse de son état. Je signifiai que notre liaison n'avait à mes yeux rien de particulier, je la trouvais toute naturelle. Nous étions deux copines qui vivaient ensemble, et c'était vrai. Je me gardai de rejeter la responsabilité du suicide sur la famille. La mère ne répondit rien pendant un laps de temps qui me parut une éternité. Enfin, péniblement, en noyant son discours dans une suite d'hésitations et de circonlocutions, elle m'expliqua que son mari et toute la famille avaient agi pour le bien de Nélia, pour préserver son avenir. Je le comprenais. Ils espéraient que Nelia fonde une famille et voulaient la détourner d'une liaison qu'ils jugeaient déshonorante ou du moins qui ne permettrait pas à Nelia de s'insérer dans la société, de fournir une descendance. S'ils avaient su, ils n'auraient rien fait, finit-elle par m'avouer. Je n'ajoutai aucun commentaire. Nous étions toutes deux embarrassées. J'évoquai alors quelques souvenirs de Nelia, je fis son éloge, elle abonda dans mon sens, ce qui relâcha un peu la tension entre nous. Elle se mit à pleurer, puis se détourna. Pressée de clore l'entretien, je déclarai mon intention d'assister aux obsèques. Elle n'émit aucun signe de désapprobation, ni d'approbation, mais j'étais fixée. Je me levai alors et regagnai le vestibule où elle m'accompagna. Quelque part dans la maison, le père était là sans doute. Il n'aurait eu garde d'intervenir, je le savais. Oui, c'était une affaire de femmes.

*

Cette entrevue si redoutée se passa donc bien. J'en conclus que la famille était dans une certaine mesure consciente de sa responsabilité et ils n'ont rien voulu envenimer dans cette circonstance tragique. Sans doute aussi ont-ils été dépassés par les événements, ils demeuraient sous le choc. Ils croyaient bien faire en agissant au nom de la morale traditionnelle, il s'agissait d'un drame auquel on ne pouvait rien.
Sur le chemin du retour, je ressentis un sentiment de culpabilité. Les silences m'avaient interpellés plus que des reproches violents. Et encore une fois, pour la famille, comme disait Victor, il fallait délivrer Nelia de ma mauvaise influence. Étais-je un monstre, une pieuvre? Je revis le visage de Victor qui me disait: «tu es une anormale.» Qu'allais-je devenir?

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Le surlendemain, je me rendis aux obsèques. L'église était bondée. Je pris conscience de l'ampleur que constituait l'événement pour cette petite communauté villageoise. Je fus effrayée un instant lorsque je franchis le portail de l'édifice déjà plein. Quel accueil allait-on me réserver? Je passai comme une ombre invisible. Cependant, les regards me traversaient comme si j'étais transparente. On savait qui j'étais. Pourtant, nul signe dans ces faces livides, sinon le même sentiment de fatalité que j'avais vu la veille dans le regard de la mère. Je restai au fond, debout, à-demi cachée par un pilastre. Je me sentais incapable de réflexion, une angoisse impalpable m'étreignait. L'ecclésiastique entama la messe. Je compris que la cérémonie religieuse d'un deuil n'a pas pour but d'apaiser l'âme. Au contre, par tout l'apparat et la liturgie dont elle entoure l'événement, elle provoque une exaspération de la douleur, et c'est cette amplification qui permet la libération. Le principe en est la dramatisation. Il fallait donc souffrir pendant cette cérémonie jusqu'à la déchirure, jusqu'à l'engloutissement de l'âme dans le malheur. Je le compris et je me prêtais naturellement à cette démarche. Personne n'accorda la moindre attention à ma présence. Chacun était absorbé dans sa douleur. Moi de même.
La suite allait être une descente aux Enfers où se mêlaient les nécessités les plus sordides de la matérialité à la noblesse que constituait la douleur engendrée par la perte d'un être cher: Le cercueil, les cordes, et ce trou, cette ouverture vers l'Innommable.

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Même aujourd'hui, plusieurs années après le drame, je préfère ne plus évoquer cette cérémonie, je préfère ne pas revoir ces images. Une seule pensée me soutint durant les jours qui suivirent. Elle me soutient toujours. Nélia était à mes yeux déifiée. Elle est pour moi une image de la pureté, de la beauté que rien désormais ne pourrait plus ternir. Son destin n'avait-il pas été celui d'un ange, une des ces créatures supérieures qui ne peuvent demeurer en notre monde si laid. Maintenant, elle était préservée. Plus rien ne pouvait l'enlaidir, la ternir. Et j'étais la dépositaire de ce qu'elle fut, désormais elle vivait en moi. Je pensais à chaque minute, à chaque seconde que nous avions vécues ensemble. Chaque moment que nous avions passé ensemble me paraissait miraculeux. Je devais retourner souvent dans ce cimetière. Un jour, je vis de loin une silhouette noire courbée sur la tombe. Je la reconnus. Lorsqu'elle me vit, elle se détourna et se perdit dans les allées entre les sépultures. Je pris conscience que le deuil qu'elle avait subi revêtait un caractère beaucoup plus fondamental que le mien. La perte d'un enfant pour ses parents représente un drame irrémédiable qui dépasse de loin la douleur bien risible d'un amant ou d'une amante pleurant son partenaire défunt et même celle de l'épouse ou de l'époux. L'une relève d'un lien organique reliant l'individu à sa lignée, l'autre ne reflète qu'un romantisme de pacotille. Aussi, je ne me considérai pas comme une amante, terme bien méprisable pour moi. Je ne revendiquai pas le privilège d'accaparer Nelia, ne serait-ce que par le souvenir. Morte, elle continuait d'appartenir à sa famille, elle ne m'appartenait pas.
Ainsi, toutes les semaines régulièrement, je viens. Toutes les semaines, je dépose un bouquet de fleurs, ces fleurs qui représentent si bien ce qu'elle pouvait être. Et je crois que j'irai toute ma vie, jusqu'à mon dernier jour.

*

Les jours qui suivirent, je tendis ma volonté vers le souvenir qui me restait de Nelia. Je revoyais tout ce que nous avions vécu. Je remplaçai mes propres objets par les siens, qui devenaient les miens. Par chance, la famille ne les avait pas demandés. Le matin, je me lavais avec son gant de toilette, je m'essuyais avec sa serviette, je me peignais avec son peigne. Je m'habillais avec ses robes, ses corsages, ses jupes, ses chandails. J'étais devenue elle. Et je ressentis une impression extraordinaire à imaginer que son corps était le sien, que son esprit était le mien. Je composai aussi un album à partir de tout ce qui me restait d'elle: des photographies, des lettres, tout ce qu'elle avait pu écrire, même ses cours. Les photographies, je les considérais comme des pièces miraculeuses. Je savais que le souvenir de son visage pourrait s'estomper en ma mémoire. Il fallait donc bien des repères précis imprimés sur le papier. La contemplation de ces clichés, associée au réel souvenir, devenait pour moi hypnotique, obsédant. Malgré cela, ou peut-être en raison de cela, j'étais parfois secouée par de violentes crises de sanglots.
Je méditais aussi tristement sur moi. Jamais je n'avais senti avec autant d'acuité ma solitude, la particularité de mon être qui me détachait de toute l'Humanité. Je me sentis comme une fleur stellaire qui brille dans le cosmos, irrémédiablement isolée. Plus rien ne me rattachait au monde. C'était comme si j'appartenais à une autre espèce. Tout ce qui était humain m'était étranger. Je ne désirais plus connaître ni rencontrer personne. Il me restait ma beauté, ce don magique, merveilleux, qui m'étonnait toujours. Il était impossible de comprendre d'où il venait, ce qu'il était, pourquoi il s'était manifesté. Aujourd'hui, je le sentais plus inutile et gratuit que jamais, cependant je le savais aussi plus nécessaire et indispensable à ma survie.

*

Je viens de recevoir un télégramme ce matin:
T'attendons le 27 mars chez ta tante avec famille
Signé ta mère Marilena
Une lettre de ma mère. Je suis donc invitée pour le traditionnel repas familial de l'année. Souhaite-t-on vraiment me voir à ce repas ou n'est-ce qu'une invitation polie? Les nouvelles vont vite d'un canton à un autre. Il est certain que tout le monde a su ce qui s'était passé. On me jugera sévèrement. Non je n'irai pas à ce repas.

*

Me voilà partie. Je ne pouvais ainsi rompre avec ma famille. Je m'étais crue un être sans attache humaine avec la société, avec ma famille, mais, depuis ma naissance, mes parents m'ont élevée, j'ai vécu avec mon frère, mes grands-parents, mes cousines, mes cousins. On ne peut ainsi briser les liens qui nous ont forgés, qui nous ont façonnés. Je devais y aller, même si je suis reçue froidement.
J'appréhendais les retrouvailles lorsque je sonnai à la porte familiale.

*

Pourtant, dés que j'apparus, l'air contrite, je sentis envers moi un élan, une chaleur immédiate. On ne fit aucune allusion à la vie que je menais, ni aux derniers événements. On m'entoura de toutes les sollicitudes. Trop, même, peut-être comme si on me plaignait de mon état. L'attention qu'on m'accorda, inexplicablement, devint exceptionnelle. À table, on me donna même la place d'honneur en face de mon frère. Il n'y en avait pas un qui ne témoignât d'une affection particulière envers moi. Je compris que j'étais devenue le centre de tout, comme si tous attendaient de moi la révélation. J'étais considérée comme une sorte de Christ, une déesse que l'on vénérait. Cela me rappela les personnes qui s'étaient rassemblées après ma fugue devant la maison. Je pris conscience de mon charisme. Il semblait que ma soif de beauté, de pureté transparaissait dans mon attitude et se répandait autour de moi comme une aura divine. J'eus envie de pleurer.
Seul mon frère ne parlait pas, comme à son habitude et nous n'échangions même pas de regard. Je savais pourtant que j'aurais pu lui téléphoner à n'importe quel moment et que j'obtiendrais son aide sans donner aucune explication. Il était d'une grande rigidité, ce qui transparaissait dans son visage à la barbe toujours impeccable. Dur au travail, d'une extrême rigueur, depuis quelques années, il avait réussi dans le monde des affaires. Il avait recueilli les restes d'une entreprise en faillite dans le canton après la guerre. Il était devenu le guide familial, c'était lui qui donnait le ton et je savais que l'accueil chaleureux qu'on me prodiguait provenait de son initiative. Je ne pouvais même pas refléter sur lui ma terrible rancœur, mon immense déception de n'avoir jamais eu de sœur.
Quand vint la fin du repas, tout le monde exigea de mon frère une chanson. C'était une tradition dans la famille que de terminer le repas par un chant. Mon frère se leva d'un air grave. Tout le monde savait qu'il chanterait comme à son habitude la même vieille chanson bien connue dans le canton. Chacun suivait avec émotion sa voix grave et profonde. Tout le monde l'applaudit. Puis tous n'eurent qu'un seul nom à la bouche: Angiolina, Angiolina, qui parcourut la table avec un enthousiasme délirant. Je me levai. Ce fut le silence, un silence presqu'impressionnant. Je chantai moi aussi le même chant. Ma mémoire n'était pas très sûre, mais comme par enchantement, et comme si les paroles venaient du plus profond de moi-même transmises de générations en générations, j'égrenai les paroles sans la moindre hésitation. Je chantai sur un timbre haut perché, mais qui pouvait subitement descendre dans le médium, avec une gravité empreinte de toute mon émotion. Le silence était total. Dès que j'eus terminé, un enthousiasme délirant s'empara de tous, dépassant encore les applaudissements qu'avait pu recueillir mon frère. Je le vis lui-même applaudir, lui qui cachait ordinairement tout signe de sentimentalité sous une froideur de marbre. L'un en face de l'autre, nous étions tous les deux l'orgueil de la famille, lui par sa réussite sociale, son tempérament chaleureux, son humilité et moi je ne sais pas pourquoi, par ma seule présence, ma seule beauté, peut-être, bien que la beauté ne soit pas une valeur familiale. Peut-être m'admirait-on pour quelque chose que l'on ressentait sans doute et que l'on ne pouvait expliquer, peut-être le don total de moi-même, l'Exigence profonde de mon être. Je ne sais.
L'après-midi fut consacré à un épisode ludique dans le jardin avec les enfants. Des enfants que je n'aurai jamais. La famille poursuivrait sa route vers le futur alors que je demeurerais seule sur le bord. Je ressentis de nouveau ma solitude.
Puis ce fut la séparation. En me saluant, mon frère se pencha vers moi pour confier à moi seule une confidence. Il possédait un chalet qu'il avait acquis récemment dans le canton voisin, en montagne. Il cherchait quelqu'un pour l'occuper pour maintenir un minimum d'entretien, mais je doutais beaucoup que ce chalet nécessitât vraiment ma présence pour l'entretenir. Il glissa discrètement l'adresse et la clé dans mon sac. Je regagnai mon appartement, cependant l'idée du chalet ne devait plus me quitter.

*

J'avais compris la nécessité impérieuse de rejoindre cette résidence, comme si elle m'avait été proposée par le destin. Je devais vivre une existence nouvelle. Minée par ma solitude, je désirais l'approfondir plus encore, m'y ensevelir, m'y engloutir. Comme une prêtresse, je désirais m'abîmer dans une vie de recueillement dévouée toute à la Beauté, à Nélia bien sûr qui était la personnification de cette Beauté. Nelia ou moi-même. Nélia et moi-même, confondues.
Mes revenus étaient assurés. J'étais liée toujours à la même entreprise de B. pour laquelle je traduisais par correspondance. Je pouvais donc m'isoler dans cette résidence montagnarde où rien ne troublerait ma tranquillité. D'autre part, je commençais à intégrer la disparition de Nélia suffisamment pour me permettre de retrouver une certaine sérénité.

*

Un mois plus tard, je poussai la porte du chalet.
À l'intérieur, l'obscurité régnait. Je n'ai pas ouvert les volets immédiatement pour bien me pénétrer de cette atmosphère intime. C'était le cadre de ma nouvelle vie, consacrée aux objets plus qu'aux êtres. Eux seuls pouvaient m'évoquer la paix à laquelle j'aspirais. Je restais longtemps ainsi, toute environnée par la pénombre. Des rayons tamisés traversaient les interstices des ouvertures. Mes yeux s'habituaient. Je découvrais peu à peu mon nouvel univers: le buffet, la table, le tapis, les fauteuils. Et surtout, au centre du panneau central, une cheminée. Je compris immédiatement qu'elle était le cœur de la maison. Pour moi, elle devenait l'autel de la divinité dont j'étais la prêtresse. Hestia, bien sûr. Désormais, c'était elle, ma déesse. Il me semblait qu'elle habitait ces murs, je sentais sa présence vague. C'était elle qui était la dépositrice du feu purificateur. Et ce feu, que bientôt j'allais allumer sur l'âtre, il représentait la flamme intérieure qui m'habitait, le souvenir vivant de Nélia. Un souvenir qu'il fallait perpétuellement entretenir contre l'oubli. Tant que je serais là, il brillerait, il illuminerait ma vie.
Tout avait été préparé pour me recevoir agréablement. Sur le canapé, je découvris des bijoux, de bibelots à mon intention déposés là comme des offrandes. Sur plusieurs se trouvait brodée l'inscription À Angiolina, Ce que j'allais découvrir de plus enthousiasmant était une toque de trappeur simulant une fourrure de renard. Je m'imaginais déjà hantant les pics neigeux avec cette coiffe qui devait m'inspirer la hardiesse et l'intrépidité.
Puis j'ai entr'ouvert les volets. J'ai découvert la montagne par des échappées vertigineuses à travers les ramées des conifères. Une interpénétration subtile entre la vacuité des grands espaces libres et l'intimité protectrice d'arbres amicaux. En bas, sous le soleil, je vis une barrière lumineuse qui limitait le jardin. Au-delà, sur le versant, le parc semblait se prolonger sans limite jusqu'à la Nature entière.
J'ai vagué toute la journée dans la maison en découvrant les différentes pièces, de la cave jusqu'au grenier. Chacune m'offrait son atmosphère, son esthétique, sa singularité, son harmonie, son mystère. Je m'en pénétrai longuement, je m'y oubliai dans un sentiment de fusion hypnotique. Ce qui m'a le plus éblouie: un grand miroir occupant tout un mur dans la salle aquatique. N'était-il pas la représentation de mes aspirations, de ma nature profonde?
La première journée que je passai dans le chalet fut inoubliable. La neige était tombée pendant la nuit, ce qui augmentait l'impression d'isolement, d'intimité. Rien n'égale cette sensation unique d'ouvrir les volets un matin de printemps sur un lieu que l'on découvre. J'admirai le paysage enneigé. La neige était la pureté même, et le froid évoquait la rigueur, tout comme les sapins à la silhouette rigide. J'éprouvais par instant un bonheur indicible, une gaieté irrésistible ou plutôt la possibilité de ce bonheur, de cette gaieté car le souvenir de Nélia constituait en mon âme un fond uniforme de tristesse. Je restai longtemps ainsi en robe de chambre, pieds nus sur le parquet. Le soleil se levait. Je pris mon déjeuner, lentement, très lentement, puis je m'occupai de la cheminée. Je m'arrêtai après chaque geste pour préserver un moment de méditation.
Vers la fin de la matinée, je m'habillai, puis je revêtis mon manteau avec la toque imitant la fourrure de renard. Je restai longtemps à me considérer ainsi dans le grand miroir de la salle de bain. Je me trouvais parfaite, je me plaisais. Pourquoi éprouverais-je la nécessité de rencontrer une autre personne? Ma propre beauté me suffisait. Je sortis et pris le chemin qui s'enfonçait à flanc de coteau parmi les sapins. Le froid me revigorait.
Je ressentais un sentiment de protection. Rien ne pouvait ici troubler le repos de l'âme. Le bonheur était possible en ce lieu alors que le reste du monde sombrait dans la déchéance.
À midi, quand je suis rentrée, la neige est tombée de nouveau. Quelle merveille! Il semblait que toute la Nature était métamorphosée, que je vivais un vrai conte de fée. Rien n'est plus sublime que la magie silencieuse de la neige qui tombe. Je la regardais tomber longtemps, longtemps, figée devant la fenêtre. Hypnotisée.
Je passai l'après-midi devant la cheminée. Mille idées, mille choses venaient à mon esprit, toutes gaies et paisibles, souriantes. Le soir, cependant, la luminosité déclina lentement et la pénombre envahit la pièce. Je ressentis une angoisse profonde. J'imaginai tous les malheurs, toutes les horreurs comme si tous les monstres de la nuits devaient m'assaillir. Je fermai les volets, j'allumai la lumière de la veilleuse. Ainsi, je me sentis mieux. La flamme de la cheminée me protégeait. La déesse était là, je ne craignais rien.
Je mangeai une pomme, un gâteau sec. Puis je me dévêtis à la clarté de l'âtre. Je restai un moment toute nue sur le canapé face à la cheminée. La pénombre m'environnait alors que le feu jetait des clartés rougeoyantes sur ma peau. Je me sentis étonnement sereine, heureuse dans mon désespoir. Je revoyais toute la journée que je venais de vivre: la luminosité du matin, la neige, les sapins, ma promenade, mon toque de renard et toutes ces images aimables passaient dans mon esprit. Au cours d'une journée, il est possible de vivre une foule de moments radieux qui peuvent nous communiquer des quantités d'impressions sublimes. Demain, le soleil se lèverait comme ce matin, le même bonheur pourrait ainsi recommencer. Le bonheur n'avait pas de limite, il pouvait être infini. Je m'approchai du miroir pour jouir encore de ma propre beauté. Je me contemplai dans ma nudité. Mon regard se posait sur toutes les parties de mon corps, mes jambes, mes cuisses, mes hanches, mes seins, mes épaules, me cheveux, surtout mes cheveux. Et je terminai cette contemplation en fixant mon propre regard tout en m'approchant le plus possible du miroir. Puis j'enfilai ma nuisette. Je m'admirai encore dans ce nouvel habit qui me communiquait un autre aspect esthétique, un autre affect, une autre harmonie. Enfin, le sommeil m'envahit, et cette sensation progressive du sommeil qui m'envahissait constituait une volupté. Je pris une Divine Comédie reliée en maroquin bleu au chevet de mon lit.
Je relus quelques pages du Paradis jusqu'au moment où je sentis le sommeil me terrasser irrésistiblement. Cette lecture m'ennuyait. La Divine Comédie m'a toujours ennuyée, sauf le passage où Béatrice apparaît – bien sûr, Béatrice, mon double. Cependant c'était l'action de prendre ce bel ouvrage relié, c'était la réalisation de cette posture aristocratique, de ce raffinement intellectuel qui me procuraient un infini plaisir. Il était même nécessaire que la lecture en elle-même fût ennuyeuse pour que tout l'intérêt se reportât uniquement sur son accomplissement. À-demi inconsciente, je pressai la poire de la veilleuse. L'on entendait plus que le feu dans la pièce voisine pendant que je sombrais dans le rêve. Hestia, la divinité protectrice veillait sur moi.

*

Les jours qui suivirent, je m'attachai à saisir l'atmosphère de chaque moment au cours de la journée pour en tirer le plus de volupté. Par exemple, le lever, la découverte du matin, le moment du déjeuner, le midi, le moment qui suit le repas. Le soir, lorsque la nuit est tombée, c'est toujours pour moi un moment d'angoisse. En revanche, quand je me réveille en pleine nuit, je sens peu à peu se desserrer cette étreinte étouffante de l'obscurité. Je guette l'éclaircissement insensible qui se produit, qui grandit et bientôt se produit l'irruption de l'aube triomphale.
J'attendais ainsi chacun de ces moments qui m'apparaissaient nécessaires. Je ressentais la fuite du temps comme un plaisir sensuel. Et la tristesse liée à la fuite d'un moment privilégié se trouvait oblitérée par la joie que me procurait la venue du suivant. L'attente ou plus exactement la perspective du moment suivant constituait aussi bien mon bonheur.
J'essayais de vivre le plus possible l'instant présent, de saisir toutes les nuances de l'atmosphère. Je lisais parfois, mais j'évitais de me livrer trop longtemps à cette occupation. Le temps virtuel de l'ouvrage risquait de se substituer au temps réel. J'aurais ainsi vécu la vie du roman plutôt que la vraie vie, la vie réelle. Et l'uniformité de la vraie vie valait mille fois les aventures ou les passions du roman le plus extraordinaire.
Je m'attachais de même à sentir le plus intensément possible les sensations que me procuraient les objets, les paysages, à m'enivrer de leur beauté comme je m'enivrais de la mienne propre.

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Je vécus ainsi plusieurs jours sans sortir, sans voir personne, dans une étonnante indifférence à l'égard de tout ce qui m'entourait. Mes occupations se succédaient, me procurant un bonheur mêlé de nostalgie lorsque revenait à ma mémoire le sourire angélique, les cheveux d'ébène, les yeux noisette, Nelia. Je m'attachais plus que jamais à ne vivre que des instants purs, à jouir encore plus de mon être chaque seconde. Je m'arrêtais longtemps devant les nombreux miroirs que j'avais disposés dans l'appartement. Je désirais atteindre l'absolu de la beauté, l'absolu de la pureté. Je méditais chaque geste, chaque action: boire un verre, m'habiller pour qu'il puisse contenir le maximum de beauté. Je passais une grande partie de mon temps à préparer le feu de la cheminée, à l'alimenter. Je choisissais les bûches avec soin, comme les victimes d'un sacrifice. Je sentais en elles, en leur chair fibreuse, la présence de la nature qui avait élevé les grands fûts dont elles étaient issues. Leur odeur lorsqu'elles se consumaient me paraissait un encens purificateur. Le feu lui-même, plus que tout, me paraissait receler la pureté car il détruit tout ce qui est malsain, tout de qui est laid. Je sentais ma propre existence liée à sa chaleur, à sa clarté. Je l'entretenais comme l'on accomplit un rite. Plus que jamais, je m'identifiais à la vestale qui veille le feu sacré de la déesse.

*

Je passe toute mes journées comme si j'étais en compagnie de Nelia. Je la vois partout, dans le salon, dans la chambre. Je vois partout ses cheveux noirs, ses yeux noisette, sa peau blanche, comme si elle était vraiment là. Je lui parle comme si elle m'entendait. Je la vois, de même que moi, se lever le matin, se préparer, s'habiller, je la vois manger, s'asseoir sur le canapé, parler, rire, et je la vois s'endormir le soir près de moi.
Il n'est pas un jour où ma pensée ne la quitte.

*

J'occupe aussi de nombreux après-midis sur les sentiers environnant le chalet. J'éprouve d'innombrables sensations à contempler autour de moi les coins d'ombre, la limpidité du ruisseau, les nuances vertes des branches et de l'herbe, les courbes harmonieuses de tous les végétaux les plaques de lumière sur le sol. J'aime surtout les plantes en raison de leur placidité, elles nous donnent une image de la douceur par leur immobilité, mais aussi de l'élévation par leurs branches dressées vers les cieux. Les rochers aussi m'émerveillent, ils sont l'image de l'éternité, leur surface rugueuse et moussue exprime la confiance, la stabilité, la générosité.

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Hier, alors que je me promenais au bord du ruisseau, un souvenir lointain revint à ma mémoire. Je me sentis souffrir terriblement, tout était devenu sombre et morbide. Je versai quelques larmes. Le visage d'une petite fille reparut dans mon esprit: Erika, mon amie d'enfance avec laquelle j'avais tant joué au bord du ruisseau près de chez nous. C'était il y a vingt ans.

*

Erika était une fille du canton voisin en vacances tous les ans dans notre village chez sa grand-mère. Pendant des journées entières, on ne se quittait pas. Je m'imaginais en moi-même qu'elle était ma sœur, cette sœur qui me manquait tellement. Chaque instant de cette vie me paraissait auréolé de lumière. Pas la moindre contrainte matérielle, pas la moindre tristesse ne nous troublaient. Rien ne pouvait apporter la moindre douleur, la moindre peine. Le déroulement du temps paraissait nécessaire. Tout nous semblait évident, naturel, mais nous n'avions pas vraiment conscience de notre bonheur.
Le ruisseau était le centre de nos occupations. Nous en connaissions toutes les cascades, tous les rochers, tous les trous, tous les courants. Et nous étions toujours les pieds dans l'eau, à l'ombre des mélèzes.
Je n'observais pas comme aujourd'hui la nature qui nous entourait, j'en étais imprégnée, je m'y engloutissais. Le bonheur absolu consiste à se perdre totalement dans l'existence, dans l'instant. Le temps même disparaît car le lendemain est aussi une perspective de bonheur. Le monde comme nous-mêmes demeurait identique. Il n'existait pas de devenir.
Le devenir est une tristesse, car il est une disparition, il est la mort.
Nous vivions l'amour et nous ne le savions pas. L'amour véritable, c'était cela, un sentiment en dehors de toute norme traditionnelle ou intellectuelle. C'était l'amour vrai, qui n'était pas alourdi d'idées artificielles, de préjugés littéraires.
J'admirais tellement Erika. Je lui tressais des couronnes avec des fleurs sur lesquelles j'accrochais des glands ou des noisettes. Rien ne pouvait susciter entre nous la moindre incompréhension, la moindre querelle, le moindre agacement.
Erika, je la revois sans cesse. Je la vois quittant ses sandales, escaladant les rochers, marchant dans l'eau claire. Je revois ses pieds, ses bras, ses jambes, ses cheveux, ses yeux, sa voix. Sa voix surtout, sa voix. La manière particulière qu'elle avait de m'appeler Angiolina, Angiolina.

*

Ce matin, je me suis rendue dans le village pour faire quelques courses. Toute absorbée par ma solitude, je ne remarquai personne, cependant, comme je passai devant une école au moment de la sortie, j'entendis une voix «Elena!». Puis j'aperçus devant moi, une petite fille qui s'est mise à courir. J'ai immédiatement été frappée par son visage. Oui, c'était moi. Elle me ressemblait. Elle était blonde aux yeux gris-bleu comme moi. nombreuses blondes aux yeux gris-bleu dans notre canton, mais j'eus l'impression que j'avais rencontré mon double. Cette fille, elle était celle que j'étais autrefois.
De toute la journée, son image n'a pas quitté ma pensée.

*

On frappe à la porte. J'ouvre. C'est la maman de la petite fille que j'ai aperçue devant l'école.
Mademoiselle, j'ai appris que vous étiez traductrice. Pourriez-vous donner quelques leçons d'initiation en allemand et en français à ma fille.» Oui, pourquoi pas. Elle a l'air gentille, cette petite fille.» Je peux vous la laisser maintenant si vous voulez faire un essai. Je vais faire quelques courses pendant ce temps.» Oui, je peux vous la garder pour l'après-midi si vous voulez, je suis disponible.» C'est entendu. Tu seras sage avec la dame, Elena.»
La maman se retire tandis que je prends la petite Elena par la main pour l'amener dans le salon. Je l'assieds sur le canapé près de moi. Je lui dis quelques mots en français et en allemand.
Bonjour - Guten tag - Comment allez-vous - wie geht es Ihnen.
Elle répète les syllabes, calmement, lentement. Je rectifie sa prononciation. Elle répète encore, d'une voix douce, chaleureuse, sensuelle. J'ai envie d'être prévenante envers elle. Est-ce que tu as froid, Elena? Est-ce que tu veux boire, Elena? J'ai envie de satisfaire tous ses désirs comme une mère. Elle ne dit rien, mais elle n'est pas du tout effarouchée. Elle n'est pas effrayée de ne plus sentir sa maman près d'elle. Je sais qu'elle n'est pas insensible à ma présence. Elle ne me quitte pas des yeux. Si petite, elle n'a pas vraiment la notion de beauté, mais elle voit bien que je suis belle. Intuitivement elle sait que je suis belle. Et je sais qu'elle est séduite. Je sais qu'elle voudra revenir. Je la sens fatiguée dans l'après-midi. Veux-tu dormir un peu» dis-je en chuchotant. Elle dit «Oui» de la tête, sans prononcer un mot. Elle s'allonge sur ma robe. J'entoure de mes bras la jolie tête blonde, je caresse doucement ses cheveux. Des cheveux exactement identiques aux miens. Puis elle ferme ses yeux, des yeux exactement identiques aux miens. «Elena, mon amour, je t'aime.»
Ainsi je rêve en regardant le feu dans la cheminée. Mais jamais la maman de le petite fille ne viendra frapper à ma porte, jamais je ne tiendrai la main de la petite Elena, jamais je ne caresserai ses cheveux., Elle ne saura jamais qu'il existe dans ce village une fille identique à elle, une fille qui est son double, son image.

*

Depuis que j'avais rencontré Nelia, je m'étais aperçue combien la beauté d'une femme brune aux yeux noirs pouvait être sublime. Ma préférence va sans doute aux cheveux blonds et aux yeux clairs, mais les cheveux noirs, surtout s'ils sont très raides, peuvent traduire une beauté affriolante. Quand aux yeux noirs ou noisette, ils peuvent évoquer une profondeur, et souvent une douceur infinie. Les cheveux et les yeux noirs font merveille avec un teint laiteux, lequel est renforcé par l'effet de contraste.
Lorsque je vois une très belle femme, je suis toujours émerveillée par cette rencontre fabuleuse et hasardeuse des gènes qui l'ont engendrée, ces gènes venus de nos ancêtres les plus lointains et qui ont été transmis d'âge en âge sans qu'on ne sache pourquoi ni comment. Ces gènes de beauté, ils sont notre patrimoine, le patrimoine le plus élevé le l'Humanité.

*

Je feuilletais hier le journal et je laissais mes yeux errer sur un fait divers. Curiosité ou faiblesse? Je ne sais. Un homme a enlevé une fillette et lui a fait subir des sévices graves. L'enfant a été retrouvée dans un étang, étranglée. Le meurtrier en fuite dans la forêt de * demeure introuvable. Je n'en lis pas plus.

*

Je suis dans la forêt, habillée en habit de trappeuse: mon manteau et ma toque en fourrure de renard. La vengeance m'appelle. Sans bruit, je me glisse entre les branches comme un félin cherchant sa proie. Je me sens transportée, métamorphosée. Je suis Diane, la redoutable déesse. Je tiens mon arc, mon carquois de flèches empennées dans mon dos. Là-bas, dans le feuillage, un bruissement, j'aperçois, un visage de brute féroce: l'Homme. Je sens une irrésistible puissance m'envahir, je sens la force guerrière de la déesse imprégner mes membres, ma chair. Mes cheveux volent dans le vent. Je me sens invincible. Une aura de rayons s'irradie de mon corps, de mon visage, de mes prunelles. Je me tapis comme un chat. Je bondis dans un fourré. Une irréductible frénésie électrise mon corps. M'apercevant, l'homme tente de s'enfuir. Mais c'est trop tard pour lui. Je saisis l'une de mes flèches empennées, je vise le cœur. Le trait siffle et pénètre sa poitrine. Le sang coule. Puis je tire à nouveau, encore, encore et encore. Il n'est plus qu'un amas de chair pitoyable. Je souris. Ma vengeance est accomplie.
C'est alors que j'émerge de ma rêverie, je suis toute tremblante sur le canapé, des larmes coulent sur mes joues. Jamais je n'avais ressenti une sensation de puissance avec autant d'intensité.

*

Hier, j'ai prolongé ma promenade. Je suis allée jusqu'à un lieu solitaire où la vallée se resserre, toute enneigée. Là, se trouvait un bosquet de sapin prés du ruisseau gelé. Je me suis avancée jusqu'au pied des arbres, puis je me suis accroupie et suis restée longtemps sans bouger. J'observai le paysage autour de moi. Ma pensée vagabondait. Tout était rempli de clartés laiteuses. Le ciel était blanc, la prairie était blanche, les arbres couverts de neige étaient blancs. Mais ce blanc représentait plus qu'une blancheur, c'était une clarté magique, pareille à la clarté intérieure des éléments, une clarté merveilleuse, empreinte d'un mystère ineffable. J'étais hypnotisée par les arbres, les buissons, la clairière, le ciel. Je serais ainsi restée là dans l'extase pendant cent mille ans. Je n'avais pas froid. Tout était plongé dans un silence total, un silence étrange. La solitude même était mystère. Je pouvais me croire seule sur une planète inconnue. Personne en cette vallée ni ailleurs ne savait que ce coin de la terre existait, personne au monde ne savait que j'étais là. L'univers entier m'ignorait. De nouveau, je parcourais lentement des yeux la montagne blanche, les sapins blancs, le ruisseau gelé. Je m'imprégnais de ces clartés lactescentes jusqu'à y dissoudre ma pensée. L'entrée noire du sous-bois était mystère, mystère ineffable, obsédant. Je voulais me fondre moi-même en cette immobilité, rester sans bouger en ce lieu jusqu'à la nuit des temps. Le temps lui-même était arrêté. Quelle étrange impression! Je sentais simultanément dans la Nature une vie secrète et une impassibilité qui sont l'essence des choses, l'essence même de l'Existence, l'essence du cosmos. Je ne pouvais même pas imaginer qu'à quelques kilomètres se trouvait mon chalet où veillait la flamme de l'âtre. J'étais dans un autre univers, à des milliers d'années-lumière de l'Humanité. Je voulus alors pénétrer dans le sous-bois, pénétrer le mystère même de la Nature, Je le fis uniquement par la pensée. J'imaginais que mes bras écartaient les branches pour m'immerger dans l'intimité du sous-bois. Je me dédoublais par la pensée. Pas un bruit, pas un mouvement. La forêt vivait sa vie végétale impassiblement, sereinement.
C'est alors que je me sentis étrangère à cet univers. La trace de mes pas était une souillure, une défloration pour la Nature, pour ce coin de terre vierge. Mes mouvements étaient une salissure pour la beauté solitaire de ce lieu. Je ressentais la puissance de mon être par rapport à la Nature immobile, presque morte. Elle pouvait m'appartenir car j'étais potentialité de mouvement, c'est-à-dire puissance de transformation, de devenir. Cependant, me disais-je, qu'étais-je par rapport à cette Nature parfaite? Par rapport aux arbres, à la neige, au ciel? Bien que je pusse me considérer moi-même un agrégat de matière organisé tendant vers la Beauté, ma présence ici ne s'accordait pas avec cette nature végétale et minérale. J'étais un être vivant, un animal, j'étais une parcelle de matière mobile, je n'étais pas solidaire de la Terre comme cet arbre près de moi, ou ce rocher. Ma présence détruisait l'harmonie générale. Cette idée induisit en moi une vague tristesse.
Je me retournai et vis alors sur la neige la trace que j'avais volontairement réalisée de ma main. Elle était le résultat de ma puissance, affirmation de ma puissance, et cette puissance était dégradation, destruction d'une perfection, d'une beauté, J'étais moi-même une souillure., j'étais potentialité de destruction par rapport à la nature. Ce qui était fascinant, c'est que cette nature m'était donnée, j'en étais le parasite, j'avais un pouvoir sur elle, sa seule force par rapport à ma puissance destructrice était son immensité ainsi que ma dépendance à son égard. L'essence du pouvoir, me dis-je, c'est le mouvement. L'essence de la puissance, elle est plus large, celle de la Matière, c'est la présence, la structuration, c'est l'Existence, l'Existence en elle-même. Le pouvoir n'est qu'une modalité supérieure de la puissance, un degré d'efficacité supérieur à celui de la structuration passive qui est celle du minéral et du végétal.
Au bout d'un certain temps, le paysage me parut de plus en plus un songe irréel. J'éprouvai la nécessité de toucher la neige à mes pieds pour vérifier la réalité de ce que mes yeux voyaient. Le froid du contact au bout de mes doigts me traversa comme une décharge électrique.
Puis j'imaginai le village, tous les villageois ignorant que j'étais là. Et l'existence me parut soudain heureuse. Tous ces habitants que je ne connaissais pas, mais que j'imaginais par la pensée, me paraissaient familiers. Rien ne semblait pouvoir détruire la vie paisible de notre campagne, tout paraissait régi par un ordre parfait pour toujours. Je me sentais heureuse, immensément heureuse. La Nature maintenant me paraissait domestiquée, protectrice. Je me levai alors car je ressentais l'envie de rejoindre mon chalet, de contempler mon feu de bois. Je traversai le village. Les vitres de toutes les fenêtres luisaient d'une lumière chaleureuse. Dans chaque maison, se trouvait un âtre qui dispensait sa douce intimité. Les enfants jouaient devant les arbres de Noël. La vie ne pouvait apporter que du bonheur. Les drames, la souffrance, la misère ne pouvaient exister. Il était impossible qu'existassent la moindre morosité, la moindre calamité. Enfin, je retrouvai le chalet, j'alimentai la cheminée, je bus un chocolat et je m'endormis, la tête encore illuminée de clartés laiteuses.

*

Ce matin, rêvassant dans mon lit, je suis toute encore pénétrée par la magie de la neige.
Ne suis-je pas la fille de la neige, la déesse du pôle qui préside au déroulement de l'Hiver? J'habite un palais merveilleux, un palais de glace et de verre. Les piliers sont de glace, les murs de cristal. Partout scintillent des clartés bleutés, rosâtres, violines, verdâtres. Chaque objet brille d'une lueur magique, irréelle. Tout le jour, je demeure immobile, assise sur mon trône. Je contemple par une immense baie la neige qui tombe lentement sur la campagne morne. Partout se dressent des sapins tout décorés de stalactites scintillants, de pent-à-col brillants, de gourmettes chatoyantes. Je me sens illuminée par leur douce lumière. Un sourire demeure figé sur mon visage. Et mon esprit se perd en un songe étrange, un songe habité de clartés évanescentes. Selon ma fantaisie, de ma baguette magique, je déclenche ou bien j'arrête la chute des flocons, je souffle ou je retiens la bise, je fige ou je délivre l'eau des torrents, j'emprisonne ou je libère le flot des étangs. Selon ma fantaisie, j'allonge ou bien j'amenuise les stalactites et stalagmites de glace, j'épaissis ou j'amincis les névés.

*

Je viens de recevoir une lettre de Luciano. J'avoue l'avoir oublié. Lorsque j'ai découvert son nom au verso de l'enveloppe, ce n'est pas son souvenir qui m'est revenu à l'esprit, mais celui d'une fillette blonde que j'avais connue lors de ce séjour de vacances, Milena. Luciano m'a paru assez perturbé dans cette lettre. Et la cause de cette perturbation dévastatrice qui perdurait, s'enflait, se propageait inexorablement en lui comme une onde négative, c'était moi.

*

[Lettre de Luciano]
Depuis mon enfance, je me considérais tel que la société me définissait, un archétype fallacieux qui masquait la réalité. Que n'ai-je malheureusement conservé cette image erronée de moi-même! Après notre rencontre, je me suis découvert tel que j'étais, un être misérable avec deux bras, deux jambes, une tête, des pieds. Je me sentais être une conscience enfermée dans une prison charnelle à laquelle je n'adhérais plus. Un dégoût définitif m'envahit alors. La vie humaine m'apparut comme ridicule et pitoyable, tout: les maisons, les objets que nous utilisons, automobiles, tables, chaises, lits, cuillères, fourchettes... Il me semblait que la vie au sein de la nature aurait été moins pitoyable. Comment la civilisation en est-elle arrivée là? me disais-je. Et le plus incompréhensible, c'est que cette vie artificielle créée par la société, nous la trouvons normale, elle constitue pour nous la vérité idéologique. Oui, je me dégoûte, pourtant rien dans mon physique ou mon mental n'est rédhibitoire, je n'ai commis aucun acte maléfique, ni aucune action méprisable. Je ne sais pas ce que je vais faire pendant le restant de mes jours. Depuis que je t'ai rencontrée, je vis mal, je me renie moi-même, je me sens laid, je ne me supporte plus. Comment l'homme le plus laid, le plus trivial, méprisé par ses semblables, peut-il s'aimer lui-même alors moi, considéré, apprécié, admiré, je ne parvenais pas à nourrir à mon égard la moindre estime. Plus on est conscient, plus on souffre, a dit un philosophe. La vie était plus simple quand j'étais inconscient, avant de te rencontrer. Heureusement, j'ai mon violon, j'ai mes projets. Heureusement, le génie existe. Le génie, le génie, seul, peut me soutenir et me permettre de vivre. Le génie seul peut me permettre d'accepter l'existence. Mais comment se maintenir au sommet du génie, en cette hauteur inaccessible qu'impose l'Exigence de l'Art. La recherche de l'absolu, c'est une tension, une irradiation que l'on ne peut maintenir continûment. Être un homme, c'est un calvaire. Une femme, au contraire, peut accepter sa condition. Toi, Angiolina, tu es une fille, tout est plus facile pour toi. Plus difficile pour vivre dans la société, mais plus facile philosophiquement, dans l'univers idéal de la pensée. Toi, le génie, tu le trouves en toi, dans ta propre substance, moi, je suis dans l'obligation de le produire par un effort surhumain. Et même en sa possession, quelques instants fugaces, je ne puis réellement m'identifier à lui. Je ne suis qu'un intercesseur. Toi, il te suffit d'être naturelle, de suivre tes inclinations. Moi, je doit lutter contre mes tendances.
Par ta seule présence, tu m'as tout révélé. Sans que ta bouche prononçât un mot, tu m'as tout donné. Tu m'as montré ce qu'était l'Homme, ce qu'était la Femme. Et maintenant, lorsque je considère l'Humanité composée d'hommes et de femmes, je suis effrayé. Je suis effrayé par cette dissymétrie déchirante, inexplicable, intolérable, douloureuse, dramatique. Ce qui me paraissait la normalité auparavant, une harmonie solide, indestructible, incontestable, me paraît maintenant une horreur, une disgrâce abominable. J'ai compris que nous sommes tous dans l'hypocrisie. Notre animalité n'est plus compatible avec la notion que nous avons de notre dignité. Pourtant, nous avons perdu la beauté primitive et l'innocence primordiale de la bête. J'ai l'impression d'être un parasite, un monstre, un crabe. Je n'ose plus aborder une femme. Je ne saurais partager cette pensée avec nulle personne, sinon toi. Toi seule peux me comprendre. Cette réalité que tu m'as révélée, il vaudrait mieux que personne pour son malheur ne la découvre, elle est trop dangereuse, et ses conséquences ne pourraient être mesurées.
Un jour, j'ai fait un rêve extraordinaire. Je me voyais nu dans un bassin mystérieux. Des vapeurs montaient de tous côtés. Je me trouvais dans un lieu inconnu, et ce bassin aurait pu évoquer la légendaire fontaine de Jouvence. Sa vertu, cependant – au combien supérieure - ce n'était nullement de conjurer la vieillesse, de restaurer la jeunesse. Non, son influence était bien supérieure, prodigieusement supérieure. Sous l'effet du fluide magique, je sentis tout mon corps se transformer lentement en même temps qu'une volupté intense me pénétrait. Je sentis mes membres se délier, mon visage s'affiner, mes cheveux s'allonger. Que se passait-il? Quelle transformation s'opérait en moi? Et je compris la métamorphose merveilleuse qui s'accomplissait en ma chair, en mon esprit. Je devenais une femme. Une femme, une vraie femme. Je me vis alors surgir de l'eau, nue. J'étais une grande fille à la longue chevelure brune. Je sentais en moi le Force et la Beauté. J'exprimais le génie, non par des sons que j'aurais produits grâce à un pitoyable instrument, mais par moi-même, par mon être. J'étais radieux - ou plutôt radieuse. Puis tout disparut instantanément et je m'éveillai. Je me retrouvai, triste, dans ma sordide carcasse d'homme. Ce rêve avait été l'acmé de ma vie.
Heureusement je compose. Je compose, il faut que je compose, même si mes créations sont parfois – ou souvent - dépourvues d'intérêt. L'acte lui-même de création, par l'ambition qu'il exprime plus que par son résultat, communique à ma vie une signification indispensable. Je me sens vivre ainsi. En composant, je m'accomplis, je m'assume. L'acte vaut par lui-même plus que pour son contenu. Je compose afin de remplacer l'image que je suis par une image idéale. Je deviens la fille que je fus quelques instants, lors d'un rêve. Quand je viens de terminer une partition où j'ai mis le meilleur de moi-même, je me sens sublimé, au sommet de mon existence, mais elle appartient déjà au passé. Quelques mois plus tard, je me sens rongé de nouveau par mon inutilité, ma futilité, mon inconséquence. Je me crois fini, mort, spirituellement mort. Je dois prouver, prouver sans cesse que j'existe, que je demeure au sommet. Cependant il m'est impossible de demeurer en cette cime inaccessible, porté par le Génie et l'Exigence du Génie.
Tout me dégoûte. Les images qui traversent mon esprit me dégoûtent aussi. Je ne pourrais même te décrire, te suggérer la galerie monstrueuse des pensées défilant dans mon cerveau. Et parmi elles, omniprésente, incessamment, indéfiniment, sempiternellement, inexorablement, la mort. La mort, absolue, terme ultime, hantise et délivrance.

*

Bien sûr, je vais répondre à Luciano pour l'encourager dans son effort de composition musicale, je vais le rassurer chaleureusement, sans trop cependant insister sur ses états d'âme et ses inquiétudes métaphysiques. Mon Dieu, ai-je détruit sa vie? Comment puis-je éviter d'anéantir ceux que je rencontre? La beauté qu'ils voient en moi, par comparaison, est-elle comme un soleil qui les aveugle et rend leur existence ordinaire si misérable et si noire?
[La réponse d'Angiolina n'a pas été retrouvée]
*
Toute la beauté de la nature pénètre en moi, la beauté du ciel, sa teinte, sa pureté, la limpidité de l'eau, les mille nuances de l'eau et de l'azur. Chaque élément évoque en moi un sentiment, une impression, une sensation, une émotion, vague, indicible, mystérieuse.
J'imagine que je me transporte à chaque endroit que je vois, je suis au sommet de la montagne, je suis dans cette forêt que je vois au loin dans la lumière du couchant, je suis sur le nuage, sur le pic, dans la combe. Là-bas, pénètre en moi la nostalgie du soir, là-bas, je me grise d'espace. Et tout cet univers exprime la paix, la pureté, la beauté, le bonheur et la tristesse, la souffrance et la volupté.

*

Tout m'émerveille, l'eau, un galet, un arbuste. Ce qui me fascine, c'est la pureté de tout cela. Pourquoi la Nature minérale et végétale sont-elles si pures et l'Homme si impur? L'animal est impur également. Il existe le ver, la larve, le serpent, le singe, toutes les viscères, toute la pourriture. Même si un être présente une image extérieure gracieuse, harmonieuse, le dedans est répugnant, dégoûtant. Et aussi, nous produisons des déchets qui sont encore plus abjects par l'odeur et par l'aspect. Nous les hébergeons, nous les traînons en nous avant de les déposer quotidiennement. Les végétaux, eux, ils ne produisent pas de déchets. Bien sûr, les déchets sont composés de matière, simplement des atomes, des molécules. Nous ne devrions avoir aucune raison de les trouver hideux, mais c'est de la matière désorganisée, dangereuse, pleine de microbes. Comme je le disais un jour à Nelia sur notre île, c'est peut-être notre manière intuitive, sensorielle, de percevoir cette désorganisation, de la fuir pour notre conservation. De même son aspect flasque nous indique une putréfaction.

*

Certains prétendent que les choses n'existent que passivement, même les êtres vivants: les arbres par exemple, en effet ils ne sont que des conséquences. L'eau coule parce qu'elle ne peut faire autrement que de couler. Mais comment se fait-il alors que l'on voie dans les éléments de la nature une volonté, qu'ils éveillent dans notre âme des sentiments? Par exemple l'arbre: l'élan vers ce qui est élevé, la paix. Est-ce une correspondance hasardeuse? Le sentiment correspond-il à une tendance qui existe réellement dans l'arbre ou bien l'arbre est-il simplement un signe qui fait vibrer notre âme? La beauté de la Nature n'est-elle qu'un leurre?

*

Je comprends maintenant que la Nature est la seule qui puisse correspondre au sentiment d'élévation absolue, de beauté que je désire éprouver. Quand j'étais étudiante, je me plaisais à la ville, dans les cafés, ce que j'y recherchais, c'était la sensation de vivre. La beauté me paraissait devoir se révéler dans le cadre d'une photographie ou d'un tableau, mais pas dans la vie. Or, posséder la beauté, ce n'est justement pas la contempler dans un autre monde, celui de la toile, mais dans le monde réel. Je ne voyais pas les objets du même regard, je les percevais dans leur dimension fonctionnelle uniquement. Ils n'étaient pour moi qu'un décor, un ensemble d'éléments convenus. Dans une table, une tasse, je voyais la fonction de la table, de la tasse, je ne voyais pas réellement leur forme. Je ne voyais pas comme aujourd'hui le sentiment qui émane de la Forme et la Force qui émane de la Matière.
Le Monde représentait pour moi une abstraction, un assemblage ou une superposition de concepts matérialisés. Aujourd'hui, ce que je vois dans une ville, c'est la laideur, une laideur innommable, insupportable, atterrante. Quand aux humains, ils ne me paraissaient pas laids car je les voyais uniquement comme volontés, consciences. Je ne voyais pas réellement des visages, des corps, je voyais la personne consciente qui habitait le visage, qui habitait le corps. L'œil était une pensée, un trait de visage, un menton, une joue, c'était pour moi une intentionnalité. Aujourd'hui, je vois les visages tels qu'ils sont et ils me font horreur. Je discernais mieux la beauté que la laideur, peut-être parce que la beauté nous interpelle positivement, elle nous captive et induit en nous une indicible volupté.

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Ce que je recherchais dans les bars, c'était vivre réellement, ne pas perdre ma vie, mais au bout d'un moment, après avoir bu ma consommation, après avoir contemplé à satiété les clients qui m'entouraient, je ressentais un malaise indéfinissable qui s'amplifiait jusqu'à l'écœurement. Je sentais que la vie m'échappait. Où donc était la vraie vie: avec des amis, sans doute, mais jamais ceux que je fréquentais. La vraie vie était toujours ailleurs, avec d'autres. Mais la vraie vie existait-elle?

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Toute la journée, je n'ai pensé qu'à cette œuvre musicale que j'avais enregistrée sur une vieille cassette. Malheureusement, le nom du compositeur est effacé. Je l'ai retrouvée par hasard dans un placard où mon frère avait déposé des affaires provenant de mon ancienne chambre. Depuis que je l'ai réécoutée, sans cesse passent dans ma tête des fragments fugaces, des bribes avortées, toujours les mêmes, qui me fascinent. Cette musique est celle de l'immobilité. L'on ne perçoit aucun mouvement. Les motifs mélodiques évoluent lentement comme des éclairs, des vapeurs, des souffles, des vibrations, des rumeurs. On les sent naître, inéluctablement, se transformer, se dégager, s'enfler, s'épanouir. Et l'on est saisi par une volupté indicible, puissante. L'on pourrait fermer les yeux dans un plaisir infini. Oui, je crois que là se trouve le sommet du bonheur, la vérité, la vraie vie, la vie que je recherche inlassablement. Je vois toujours les images d'un paysage nordique pendant une belle nuit d'été. Je vois un lac sombre, il me semble qu'en son onde tremblent des divinités, le Roi de la Montagne, des elfes. Des êtres apparaissent dans l'obscurité. Je ne les vois pas, je les sens, Parfois, je vois la lumière du couchant à travers le feuillage de quelques pins. Parfois, dans l'immobilité se produit un déchaînement violent, puis plus rien. Rien que le mystère de cette apparition évaporée. Puis des cloches lointaines tintent dans le brouillard sonore. Ce qui se passe au loin est toujours mystérieux. On ne sait jamais au juste ce que c'est. On ne peut que l'imaginer, le deviner. Puis un immense lever de soleil illumine l'espace, comme une gloire incommensurable, inouïe. Lentement, lentement, le paysage apparaît: un océan de lumière, le jour après les ténèbres, la splendeur diurne après la terreur nocturne. J'ai trouvé dans cette œuvre l'absolu qui je cherchais, la nudité de l'absolu, la vacuité de l'absolu. La nature devenue musique, les formes devenues sons, le silence éternel dans la beauté d'un monde figé. La Terre... et le Ciel, image de l'Infini.

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Parfois, j'imagine que je suis une divinité solitaire échouée sur une planète inconnue. Là, aux confins de la Voie Lactée, sur cet astre se dévoile à mes yeux un immense paysage de glaciers et de monts déserts. Nulle plante, nul animal, nul ciron n'habitent ces stériles étendues. Là, je me promène inlassablement, je parcours les coulées volcaniques, je rêve sur les cratères, je songe sur les océans de poussière, et repue de sensations vertigineuses, éblouie d'images prodigieuses, le soir, je m'endors dans une grotte que soutiennent des pilastres en glace. Tous les jours, sans fin, je contemple ce monde hallucinant que n'a vu nul être vivant. Moi, seul être de l'univers, je me perds en sa nudité originelle. Mon esprit se fond dans son impassibilité, sa froideur éternelle.

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Ce matin, je suis restée au lit presque toute la matinée. Je suis toute nue dans mes draps. Je remonte lentement mes mains depuis mes cuisses jusqu'à mes épaules, puis j'enveloppe mes deux seins avec mes paumes et je reste comme cela, sans bouger. Je ressens une volupté indicible, j'ai l'impression de posséder mon propre corps. Je me souviens, avec Nelia, je restais dans ses bras tous les matins, serrant chacun de ses seins. Je sentais sa respiration, son cœur, je la sentais tout entière.
Toujours sans bouger, je tente d'analyser ma sensation. Je ressens mes tétons dans le creux de mes paumes, et entre mes doigts je sens cette chair qui est la mienne, ferme et tendre simultanément. Je pense que les seins représentent vraiment une partie très belle chez une femme. Ils évoquent la générosité, la douceur. Je sens toujours légèrement la pointe de mes tétons dans la peau de mes paumes. Je me sens très concentrée.
Maintenant, j'écarte les deux bras sur le lit, entraînant les mèches de ma chevelure. Je me sens m'étaler, m'épanouir, m'abandonner à moi-même. Puis je ramène ma chevelure sur mes seins et je caresse longuement mes mèches blondes. Je les vois se mêler à mes seins, elles se séparent pour laisser émerger les mamelons. Je me sens heureuse, radieuse. Je ne peux rien désirer de plus que ce bonheur. J'étends mes doigts, mes jambes, je sens en eux ma souplesse, ma force, ma beauté. Je sens l'influx de jeunesse animer tous mes membres. Je sens une aura de pureté entourer ma tête et tout mon corps.
Mon esprit alors sombre dans une rêverie emplie d'images souriantes, ensoleillées. Je vois des arbres, des buissons, un lac, un ruisseau, puis tout se perd au fond d'un azur éthéré.
Soudain, j'eus l'impression de m'éveiller. Je me levai. Je passai devant le miroir,
Là je reste hypnotisée par ma propre image. Ainsi, je peux passer de longues minutes à m'observer. Je considère l'ensemble, tantôt mon regard s'attache posément à chaque partie. le bras, la chevelure. le pied, la cuisse, puis à nouveau la chevelure, la jambe, le bras, l'avant-bras. Je presse de nouveau mes seins dans mes paumes. puis je m'assieds devant le miroir. Toutes les harmonies se transforment, je resserre mes genoux contre ma poitrine, je sens mes cuisses contre mes seins, mes cheveux retombent sur mes bras. Et ainsi, toute la matinée, je n'ai cessé de jouir de mon propre corps.
J'aime aussi contempler mon propre regard. Certaines personnes, paraît-il, ont trop honte d'elles-mêmes. Moi, je me sens tout entière limpidité devant mon propre regard.
Je m'habille alors pour déjeuner, mais, trop tard, je viens à nouveau de me plonger devant le miroir comme en un gouffre voluptueux. Je porte toujours ma longue robe, des bas de laine jaune. L'habillement donne à ma silhouette une harmonie plus entière, plus unie, les étoffes sont douceur et nonchalance. Deux beautés s'additionnent, celle des vêtements, celle du corps.
Je vais mettre un peu de musique sur le cassétophone.
Et je me retrouve bientôt devant le miroir. Je me souris. Je me sens d'une gaieté radieuse. Je souris de nouveau, mon image me répond par un sourire, puis je m'approche lentement du miroir, je vois mon visage s'agrandir, je le vois tout près, plus près, plus près encore. Mes lèvres touchent celles de mon image. Là, je sens mon cœur battre. Je sens en moi un amour éperdu. Je vois tout près mes lèvres d'un rouge cerise et ma peau d'un blanc laiteux. J'entr'ouvre ma bouche et je découvre ma langue. Je plonge mon regard dans mon propre regard. C'est le contact froid du miroir qui me tire de ma sensation bienheureuse.

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Aujourd'hui toute la journée, j'ai pensé à Erika.

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Encore aujourd'hui je pense à Erika, et cela me fait souffrir de plus en plus. Que se passe-t-il?. C'est avec plaisir que je me remémorais le souvenir d'Erika, maintenant, j'ai l'impression d'un second déchirement, une révolte devant une séparation définitive, un oubli définitif. Je doute parfois de ce que j'ai vécu. Le passé a-t-il vraiment existé? Cette question est pourtant absurde, et pourtant. Je n'arrive même plus à fixer l'image d'Erika dans ma mémoire. Et surtout je pense à ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Quelque part à L., à G. ou ailleurs se trouve une femme, une femme peut-être mariée, une femme avec des enfants, c'est Erika. Mais est-ce bien Erika? Si je la voyais, me comprendrait-elle? Serait-elle fidèle au souvenir, à ce qu'elle fut autrefois ou bien serait-elle pareille à mes dernières amies du bal après avoir connu un garçon, une morte vivante au regard absent? Mais alors, où serait la petite fille que j'ai connue? Oui, je le sais, elle est morte. De même, la fillette que j'étais aujourd'hui est morte. Nous mourrons et renaissons à chaque instant. Ce qui échappe à la mort est la trace, le souvenir, mais le souvenir n'est pas la vie.

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L'irréalité du passé me tourmente de plus en plus. J'ai le vague souvenir de la maison où habitaient les parents d'Erika, nous y étions allées une fois ensemble. Je ressens l'irrésistible désir de me rendre à L., mais c'est de la folie. Je ne pourrais trouver là-bas que la souffrance et le désespoir.

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Je n'arrive pas à me raisonner, pourtant il ne faut pas que j'aille à L.. Je dois me dire que ce n'est pas Erika qui habite là-bas, et c'est vrai, ce n'est pas Erika.

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Erika, Erika, je veux te retrouver. Serait-ce que j'ai fini de vivre, le présent m'indiffère, je ne vis plus que dans le passé. Je m'enferme de plus en plus dans une époque inaccessible. Ma vie devient de plus en plus irréelle.

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Je suis à L.. J'ai fini par céder à ma tentation, mais ce n'était que pour la tromper, la désamorcer. Je n'irai pas voir Erika. Ce n'est pas elle qui habite ici, non ce n'est pas elle. Il faut que je me raisonne, il faut que je me raisonne. Je n'irai pas devant cette maison.

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Hier, je suis allée devant l'ancienne maison d'Erika, mon cœur battait très fort. J'ai reconnu immédiatement la façade, rien n'avait changé depuis cette époque. J'ai regardé la fenêtre de l'appartement, c'était là que nous étions toutes deux, un jour, il y a longtemps, très longtemps. Je n'ai pas frappé, je n'aurais jamais pu frapper. Une douleur intense m'a saisie dans le ventre, alors j'ai fui, j'ai fui en pleurant le plus loin que j'ai pu à travers les rues. Puis j'ai fini par échouer dans une taverne. Je suis restée là presque toute l'après-midi à ne plus penser. Enfin, à la nuit tombante, je suis rentrée au chalet.

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Je suis toujours hantée par la présence d'Erika et je sens son image échapper peu à peu à mon esprit. Pourtant je ne veux pas l'oublier, je ne veux pas l'oublier, c'est elle qui soutient mon existence. Une pensée horrible me traversa. Il faudrait qu'elle soit morte, alors je redeviendrais sereine. Il aurait même fallu qu'elle soit morte alors qu'elle était enfant. Ainsi, elle se serait divinisée. Ainsi, elle aurait été fixée pour l'éternité alors qu'elle se diluait lentement dans le temps, elle subissait une mort lente, graduelle.

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Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt? Vite, je suis allée chez mes parents et j'ai récupéré la boîte de photos familiale sous un prétexte quelconque. Lorsque j'ai saisi la pochette de vieilles photographies, mes mains tremblaient. J'ai attendu d'être au chalet pour l'ouvrir, je devais être seule. Et puis alors, le miracle s'est produit. J'ai découvert une photo d'Erika, une seule. Cette unicité renforçait encore le caractère précieux de cette pièce rare comme si elle était un talisman réchappé à quelque catastrophe. Erika, Erika, je revoyais réellement Erika. On ne peut imaginer l'émotion de découvrir la réalité d'un être que l'on a imaginé mille fois. Erika. Malgré la mauvaise qualité du cliché, je l'ai tout de suite reconnue, je l'ai encore plus aimée, elle était bien aussi belle que je l'imaginais. J'ai retrouvé sa chevelure blonde, sa peau blanche, sa peau fine, ses pieds souples. Ma beauté. C'est bien toi, c'est bien toi, je t'aime, je t'aime. Aussitôt, je baisai la photographie et je me mis à pleurer de joie ou de tristesse, je ne sais.

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Une photographie, c'est encore plus mystérieux qu'une image fictive dans notre pensée car la photographie, elle reconstitue avec netteté, exactitude ce qui n'existe plus comme si cela existait réellement. C'est presque une hérésie de pouvoir contempler ainsi ce qui n'existe plus.

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De plus en plus, j'ai l'impression de ressentir les sensations intensément, dans les paysages que je vois, les objets que je touche, ce que je mange, ce que je bois. J'effectue toutes les tâches quotidiennes avec la minutie et la concentration d'une liturgie mystique. Par exemple, quand je bois de l'eau, j'éprouve d'abord du plaisir à la verser dans un verre, puis à la contempler. J'admire sa pureté, sa transparence. Ensuite, je ressens sa fraîcheur envahir ma bouche, puis envahir tout mon corps. J'éprouve plus de méfiance à l'égard des aliments qui me paraissent toujours un peu suspects. J'aime les plats bien préparés, avec des décorations, des couleurs des formes variées, mais j'aime encore plus me nourrir dans la nature, manger les fruits sur l'arbre. J'aime vagabonder parmi les buissons, les arbustes, la futaie. Là, ce qui me grise le plus, c'est de mordre comme une sauvageonne les fruits acides ou amers, des prunelles, des framboises, des airelles... Après cela, j'aime aller boire à une source ou une vieille fontaine abandonnée, envahie par la broussaille. Je trempe les mains dans son bassin, j'emprisonne cette eau vive entre mes doigts serrés, je l'apporte jusqu'à ma bouche alors que les gouttes pleuvent partout sur mes cheveux, sur mon visage. N'est-ce pas plus grisant que de prendre un verre dans sa cuisine pour boire un sirop synthétique? Parfois, il me prend l'envie d'aller vivre dans les bois comme un animal, de fuir notre vie confortable, artificielle, sans âme, privée de tout lyrisme, de toute beauté.

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Tous les paysages m'évoquent des sentiments, des émotions. La montagne m'a toujours enthousiasmée.
Elle représente pour moi l'inaccessible Beauté, la rudesse des éléments, le courage et la force qu'il faut déployer pour la vaincre. Elle est elle-même l'Élévation. Elle est lyrisme par ses précipices, par ses parois abruptes, ses ravins, ses pics. Elle est pureté par le froid qui l'environne. Elle est également solitude car la multitude médiocre ne saurait l'habiter. Je contemple souvent l'espace irréel dans lequel baignent les crêtes. Par la pensée, j'imagine que je rejoins cette atmosphère immatérielle.
Au contraire, la plaine avec ses bocages, ses pentes douces est paix, paix de l'âme, abandon de l'âme. Elle invite au repos, elle incite à la méditation. Elle rassure, apaise. Nul danger, nul traître escarpement, nulle perfide crevasse dans la platitude régulière de ses champs, de ses guérets, de ses cultures.
Et la mer, la mer... La première fois que je vis l'Océan, j'en restai bouleversée pour toujours. Je me souviens. Le vent violent nous fouettait. Nous gravissions une dune sableuse désolée, pieds nus dans le sable. La mer demeurait encore invisible à nos yeux, mais l'on pressentait sa terrible présence. Je croyais parvenir au bout du monde, en ce lieu où la terre se délite et se désintègre dans le néant. Cette prémonition mystérieuse m'agitait, m'imprégnait. Puis d'un coup, d'un coup: le gouffre. Comment dire, comment décrire cette irruption, cette plénitude, cette béance? Une sensation de vertige me traversa. J'imaginais la puissance colossale de cet élément qui rejoignait l'infini, qui était lui-même infini. Je voyais sa surface, à perte de vue, le bouillonnement de ses masses liquides, je voyais sa profondeur, les millions de poissons, de crabes, de pieuvres, d'êtres effrayants qui peuplaient ses eaux. Il semblait qu'une colère latente pouvait brusquement soulever ses entrailles. Elle pouvait s'élever dans l'espace, envahir le ciel et la terre, nous submerger, nous anéantir.. Je me sentais devant elle un être minuscule, échoué par hasard sur un écueil de l'Univers.

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Je pense de plus en plus à mon corps, à la beauté de mon corps, et je cultive cette sensation par une pratique dérivée du yoga auquel m'avait initiée une amie. Elle consiste à penser intensément, puis successivement à chaque partie de son corps, mais précisément il faut penser à la beauté de cette partie, jusqu'à l'enivrement, jusqu'à la plénitude, la possession mentale de la perfection. Ainsi, je pense profondément à mes chevilles, la naissance de mes jambes, mes mollets. Bien que je garde les yeux fermés, j'imagine leur forme, leur fermeté, leur douceur. Puis, par la pensée, je remonte ainsi jusqu'à mes cuisses, mes hanches, mes bras, mes seins. Mes seins surtout, je pense fortement à leur forme, leur fermeté, leur douceur. Je pense au téton, à l'aréole. Puis je remonte encore jusqu'à mon visage, mes cheveux, mes cheveux que je sens selon toute leur longueur, leur épaisseur. J'imagine leur splendeur, leur éclat, leurs nuances. Et je termine en fixant ma pensée sur mon cerveau. Je tente de saisir ma pensée elle-même, délivrée de toute matérialité, ma pensée dans son abstraction, sa nature ondoyante et insaisissable. Puis je vois simultanément toutes les parties de mon corps, leur agencement, leur fusion en une entité souple, indivisible jusqu'à l'exultation, jusqu'à l'ivresse.

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Cette méditation présente à mon sens un caractère transcendant supérieur au yoga car elle ajoute une valeur suprême, la beauté. Une méthode plus riche, mais aussi plus exigeante. Elle ne peut pas être pratiquée par tous, mais uniquement par une belle femme. Il est exclu a fortiori qu'un homme puisse l'expérimenter.
Je l'ai décrite dans une lettre à Luciano puisqu'il me demandait de lui rapporter toutes les expériences psychiques et corporelles que je vivais. Je doute qu'elle puisse lui permettre de trouver la sérénité, mais sans doute trouve-t-il dans mes confidences une compensation à son état.
[Cette lettre n'a pas été retrouvée]

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Aujourd'hui, toute la journée, j'ai pensé à mes seins.

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Ce matin, j'ai décidé de sortir de mon isolement. J'ai vu en passant à la mairie qu'il y avait un club Nature, je me suis inscrite. Je n'avais pas contracté de nouvelle connaissance depuis longtemps. L'ébranlement provoqué en moi par la disparition de Nelia commence maintenant à s'estomper. Je pense toujours à elle aussi intensément qu'au début, ce n'est pas cela qui a changé en moi, mais plutôt l'acquisition d'une certaine sérénité qui me rend disponible pour des relations sociales normales.

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J'ai participé à ma première sortie du club Nature. Elle est animée par un écologiste, Carl L. Dans la vie professionnelle, il est spécialiste des microbes transformant le fromage. Je n'ai pas encore établi de connaissances avec les participants. Nous avons visité une tourbière de montagne.

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Je commence à connaître les membres du club Nature. En particulier, Sylvia, une brune assez jolie, qui me parle très facilement, elle est un peu plus âgée que moi. Carl est d'un naturel réservé. C'est un écologiste convaincu, mais j'ai immédiatement compris que l'aspect esthétique ou évocateur de la nature ne le motivait pas réellement. Pour lui, la nature est avant tout un champ de connaissance et un patrimoine qu'il faut protéger. Il évoque la beauté de la Nature d'une manière totalement abstraite et conventionnelle.

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Les premières sorties, j'écoutais Carl attentivement, sans m'exprimer moi-même, et sans émettre la moindre remarque. Je tâchais comme toujours de passer inaperçue et comme toujours on s'intéressait beaucoup à moi. Je souriais gracieusement aux propos échangés plutôt que d'y participer. C'est mon comportement naturel. Ma présence devait obséder Carl malgré sa réserve et son attitude flegmatique. Un jour que nous redescendions dans la vallée, il me dit: «Angiolina, pourrais-tu nous dire comment tu vois cette forêt?»
Nous atteignions presque l'endroit où le chemin tourne pour plonger jusqu'au ruisseau, un lieu pour moi d'une grande puissance évocatrice. Je me sentis inspirée.
Là disais-je» «en désignant la futaie très sombre devant moi, je vois le mystère, le mystère. La forêt, c'est le mystère, c'est une existence magique, douce, puissante. La forêt, l'on ne peut sonder sa profondeur, elle est infinie. Comment peut exister cette complication insondable? Et son mystère c'est sa présence, le mystère de sa présence, le mystère de sa profondeur. La forêt, c'est la magie. La forêt, c'est l'immobilité, le silence. La forêt, on la sent exister doucement, c'est une indicible douceur, une infinie douceur, une sérénité, une profonde sérénité, une infinie sérénité qui émane de chaque arbre, de chaque branche, de chaque feuille, de chaque brindille. L'on pourrait en la contemplant, se perdre, s'annihiler en elle. L'on pourrait en la contemplant rester ici durant des heures, durant des jours, sans bouger, sans penser.»
Puis, je me tournai du côté opposé au ruisseau. Je montrai un bois composé d'essences diverses. «Là» continuai-je «c'est un autre visage de la forêt, là, c'est la multiplicité de l'Être, la diversité de l'Être. En chaque lieu, chaque parcelle où les yeux s'arrêtent, où le regard se pose existe une harmonie de formes, de colorations, de teintes, d'aspects, de nuances. Il existe une harmonie du tout et une harmonie de chaque partie. Et l'on ne peut pas l'épuiser, ni celle du tout, ni celle de la partie. L'on ne peut l'épuiser tellement elle contient de formes, de colorations, de teintes, d'aspects, de nuances. Et partout, partout, sur chaque tronc, chaque branche, chaque feuille, chaque brindille, la lumière, la lumière. La lumière: illumination, irradiation. Regardez là, un rayon pénètre et tout vibre, tout vibre, calmement, doucement, dans la même immobilité, dans la même sérénité, le même silence.»
Je repris mon souffle un instant comme si cette évocation m'avait épuisée, puis je poursuivis:
«La nature, elle parle, elle exprime, elle confie, elle s'épanche. Elle est signifiante plus que la parole de l'homme ou le cri de l'animal. Ce que je vois autour de moi, ce sont des sentiments, des pensées, l'Être lui-même est une pensée. Chaque partie, chaque harmonie de chaque partie est un sentiment, chaque harmonie de chaque partie est une pensée.
La forêt, c'est une force, une force, avec ses milliers de branches, ses milliers d'aiguilles, ses milliers de brindilles, ses milliers de feuilles. Elle est puissance et elle est paix. La paix, la paix. Tout en elle est paix, le tronc, la branche, la feuille, la brindille. Tout en elle est puissance, le tronc, la branche, la feuille, la brindille. Elle est paix, elle est puissance. Elle est noblesse, elle est magnificence. Elle est magie, magie, magie, magie, noblesse, noblesse, magnificence. Elle me parle, elle me dit: je suis paix, je suis puissance, je suis noblesse, je suis magnificence. Elle vibre, je la sens vibrer, je sens la branche vibrer, la feuille, la brindille, je l'entends murmurer. Peut-il exister un être, une chose qui soient supérieurs? Ce qui peut approcher cette beauté, la dépasser, peut-être, est-ce le regard d'une jolie fille, le visage d'une jolie fille, sa manière de penser, de parler, son corps, ses mouvements.
Ce qui peut nous anoblir plus que cette beauté, c'est la beauté de la belle fille, le charme de la belle fille. Et cette beauté, celle de la nature ou de la jolie fille, elles sont essentielles, il n'y a rien, absolument rien, rien, qui puisse les surpasser, ni la science que l'esprit acquiert par l'étude, ni la sagesse, ni la connaissance, car elles ne sont pas l'Être en lui-même, la constitution même de son essence.»
Nous atteignîmes alors l'endroit où la futaie sombre que j'avais décrite précédemment s'amenuisait. L'on voyait à travers la ligne des sapins et les barres des troncs noirs une clarté blanche, intense qui contrastait avec la profondeur sombre du sous-bois.
«Là» poursuivis-je «regardez cette barre de lumière au loin. Regardez. Sa contemplation génère une impression qui embrase tous les sens, mais toujours avec une douceur infinie comme en un songe. Et là-bas, de ce côté, regardez, on voit une prairie éclairée au fond du bois. Quel éblouissement! Mais ce n'est pas une prairie, c'est de la lumière verte, de la pure lumière verte. La Matière est sublimée par le soleil. La forêt devient lyrique. Là-bas, une trouée s'élargit, s'agrandit. Là-bas, là-bas, une béance vertigineuse, insondable s'approfondit. Là-bas, la-bas, au loin. Cette puissance lyrique, c'est l'immobilité, l'immobilité, fascinante, féerique.»
En descendant vers le ruisseau, je parlais de la nature d'une manière générale, chacun prolongeait mes paroles par des remarques enthousiastes.
«La Nature, c'est la Magie. Autour de nous tout est magique, l'Existence est magique, le Réel est magique. Mais si la Magie est dans l'Existence même, dans la multiplicité qui est puissance d'existence, elle est encore plus par la forme de l'Être, c'est-à-dire la Beauté. Il y a deux entités dans l'Existence: la Matière et la Beauté.»
Nous abordions maintenant le ruisseau. On le devinait surtout plus qu'on ne le voyait.
On entendait son grondement monotone, sans répit identique, sans répit renouvelé, sans répit recommencé. Son cours se dégageait imperceptiblement de la végétation dense qui croissait sur les rives et l'on voyait partout des éclats lumineux, comme des plaques argentées ou plombées. «Là» dis-je «nous sommes devant un autre univers de sensations, un autre univers de beauté, une autre magie. Le ruisseau, ce sont des milliers et des milliers de formes différentes, de nuances d'une autre beauté sans cesse mouvantes.» Je proposai à chacun de regarder uniquement la couleur de la surface, de bien détailler mentalement tous les aspects, tous les effets lumineux. Nous restâmes ainsi en silence. «Maintenant» dis-je «avançons d'un pas, tout est encore différent. Lorsque l'on contemple cette onde, on ne peut s'imaginer que le Réel puisse atteindre, une telle multiplicité, une telle richesse. Et tout ce que nous avons devant nous est inépuisable, nous est donné sans que nous sachions pourquoi ni comment. On ne sait d'où tout cela vient, comment tout cela put se former. De la même manière, on ne sait pas d'où vient la beauté de la belle femme. La fille qui se découvre dans un miroir est émerveillée par sa propre beauté, elle ne comprend pas le miracle de sa beauté, qui lui est ainsi donnée sans raison. Et ce miracle l'illumine comme si elle était une déesse, mais elle est réellement une déesse car posséder la beauté c'est posséder la divinité.»
Quand nous fûmes tout près de la rive, je proposai de contempler le fond et je demandai à chacun de dire ce qu'il voyait, ce qu'il ressentait. Tout le monde était d'abord un peu surpris, mais bientôt chacun trouva ses mots pour évoquer ce fond, Sylvia puis Martha. C'était justement ce qu'il fallait, ne plus songer à la forme de ce qu'on disait, dire tout ce qui pouvait venir par notre intuition en voyant le fond du ruisseau. Cependant ce qu'il fallait décrire, ce n'était pas le fond du ruisseau, c'était la beauté du fond du ruisseau.
Ainsi disais-je, mais le jour tombait, nous regagnâmes la vallée.

*

De retour au chalet, je m'interrogeais sur la manière dont Carl avait pu recevoir mon discours. Il n'avait pas réagi, n'avait émis nulle remarque. Il n'avait pas participé comme la plupart des membres à notre contemplation de la Beauté. Il était trop intellectuel pour exprimer cette évocation de la Nature. Un jour, lors d'une autre séance, il s'en est ouvert à moi en privé. Il m'avouait qu'il ne pouvait pas établir le lien entre la connaissance objective de la nature qu'il recherchait en tant que scientifique et la représentation subjective que j'évoquais. En quelque sorte, lui, Carl expliquait la nature, il en décrivait les éléments, le fonctionnement. Il disait: «là il y a un chêne, là un mélèze...» moi je décrivais des images et justement, les images dépassaient, transcendaient la réalité anatomique des objets. Pour ma part, j'évitais au contraire de voir qu'il y avait là un chêne, là un mélèze, je ne voulais même pas savoir que c'était un arbre. L'idée d'arbre, c'était déjà une idée artificielle, une idée abstraite, ce n'était plus ce qu'on voyait. Le sens de ce qu'on voyait, il me fallait l'oublier. Ce qui m'intéressait, c'était la Forme. Pour voir la Nature, il faut oublier tout ce qu'on sait, les signes qui nous cachent les choses. Carl m'avoua ne pas pouvoir adhérer à cette vision de la nature, son esprit était trop imprégné des cours universitaires. Il ne comprenait pas le langage que j'employais.

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La séance qui suivit, tout le monde parlait chaleureusement.. On était abasourdi de tout ce que j'avais dit. Moi-même, j'étais étonnée de mes propres paroles comme chacun avait été étonné de ses propres paroles prés du ruisseau. Pourtant, je ne pouvais rien expliquer malgré les questions que l'on me posait en foule. Sylvia me dit que j'avais inventé une nouvelle méthode de contemplation. Cette méthode, je compris qu'elle rejoignait le yoga esthétique appliquée à mon propre corps.
Cette après-midi, je repense à ce moment où nous était apparue la barre lumineuse à travers les arbres dans le lointain. À ce moment précis, dans cette image précise, il y avait une irruption, mais une irruption immobile. C'était une perspective, un lyrisme, toujours immobile, mais puissant, puissant malgré son immobilité, son silence, effet paradoxal car le lyrisme est par essence mouvement. Comment est-ce qu'une immobilité pouvait dépasser la puissance lyrique du mouvement?

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Toute l'après-midi, j'ai revu dans ma tête cette image du lointain illuminé à travers les arbres sans pouvoir en percer le mystère. Ce mystère, on ne peut pas le percer car c'est le mystère fondamental de l'Être. Dans ce lointain, s'exprimait simultanément une douceur, une majesté, une magnificence infinie. Le plus fascinant était que le sentiment de douceur infinie exprimée par la Nature puisse exprimer ainsi la magnificence la plus grandiose.

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En me promenant au flanc de la vallée, j'ai pu un jour expérimenter l'impression produite par un précipice. Je ne m'y attendais pas. Je marchais. Le chemin tournait et tout d'un coup, le vide. Je crus défaillir, cependant je repris le contrôle de moi-même. J'avançai jusqu'au bord avec précaution et je regardai en bas. Au fond, dans l'enchevêtrement des ramées vertes, un reflet bleuâtre: le ruisseau. Je sentis un frisson qui remonta de mes jambes jusqu'à mon ventre en même temps qu'il envahissait ma tête dans un éblouissement soudain. Le vertige. Mon cœur se mit à cogner très fort. Enraciné dans un rocher en surplomb s'agrippait un arbre dont le feuillage pendait au-dessus du gouffre. La vue de son déséquilibre augmentait encore en moi la sensation vertigineuse. Impression de répulsion, mais impression grisante autant que douloureuse. Ce gouffre avait le pouvoir de me happer, de me dissoudre en lui, mais sa puissance, on ne savait pas de quoi elle était constituée, c'était une absence de matière, une absence d'être, une vacuité.

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Ce qu'il y a de plus fascinant dans un arbre, c'est la force qui vainc la pesanteur, qui l'intègre, simultanément la suggérant et la niant, l'impliquant et la dépassant, lui obéissant et la soumettant. L'arbre est le produit de la gravitation, déploiement dans l'espace d'une énergie qui la sublime, matérialisation, concrétisation d'une puissance sidérale invisible. Ce qu'il y a de plus fascinant dans un arbre, c'est aussi la poésie. L'arbre est reflet du rêve, manifestation de l'Essence. Et ce qu'il y a de plus fascinant dans toute la Nature, c'est que le désordre y est Beauté, car il est richesse, car il est profusion, car il est diversité. Mais le désordre de la Nature n'est pas le désordre commun, car il est infini. Alors que chez les animaux, l'irrégularité doit être interprétée comme un défaut, chez les Végétaux, elle participe à la Beauté, car elle est un élément de la profusion et de la diversité. Le hasard, qui exploite les potentialités de l'Existence est haussé lui-même au niveau d'un ferment producteur de Beauté.

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Ce qui caractérise l'harmonie de la Nature, c'est qu'on en peut déplacer les lignes, les formes, les couleurs à l'infini sans en détruire la beauté. Par exemple dans une forêt, s'il y a un arbre en un lieu précis et qu'on l'imagine déplacé de quelques coudées, c'est une autre harmonie qui naîtra, différente, mas pas inférieure. De même en un jardin, on peut imaginer un espace parsemé de fleurs jaunes au lieu de fleurs mauves, l'harmonie résultante ne sera pas moindre. Et toutes les couleurs de la Nature assemblées au hasard se marient entre elles harmonieusement alors que les teintes artificielles, par exemple de différents objets dans un appartement, doivent être choisies avec soin pour s'accorder.

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L'image de cette forêt que nous avons vue hier continue de hanter mon esprit. Ce qui était fascinant, c'est qu'elle nous était offerte d'un coup, elle apparaissait comme une création venue de rien. Elle était là, on ne pouvait absolument pas savoir pourquoi elle était là, on ne pouvait pas imaginer qu'elle s'était constituée peu à peu. C'était une idée impossible face à cette présence formidable qui s'imposait par elle-même. Et c'était son inertie, son absence de volonté qui communiquait à cette impossibilité un caractère absolu. Évidemment, on savait bien qu'un jour il y avait eu des graines, que les arbres avaient grandi en puisant les sels minéraux par la racine et l'énergie lumineuse par les feuilles. On savait même comment, au début des temps géologiques, étaient apparus les végétaux à partir de la matière inerte. Carl avait expliqué tout cela. Cependant, il s'agissait d'une explication extérieure à l'apparence de la forêt.

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Je lis en ce moment un livre que j'ai acheté par hasard à la librairie. Plus précisément, je regarde les images, car c'est plutôt un livre pour des enfants pas trop âgés. Un livre sur les Vikings. C'est l'image de la couverture surtout qui m'a séduite, un paysage de mer dans le grand Nord avec un navire, un drakkar. J'ai appris en lisant approximativement le texte que les femmes étaient seules pendant les expéditions guerrières menées par les hommes. Les dessins montrent des femmes traînant la charrue, bêchant, semant, portant des seaux et mille travaux divers dans l'exubérance et la gaieté. Quelle merveille de voir toutes ces femmes aux longs cheveux blonds dans leur longue robe telles que le dessinateur les a si bien représentées! L'on sent profondément en elles un mélange de douceur infinie et de rigueur absolue. Quelle élégance! Une autre image montre une femme en costume d'apparat. Elle est prodigieusement belle dans son habit éclatant de broches et de médaillons dorés. Quelle beauté! Quelle beauté sublime! Cependant, l'image qui m'a le plus séduite, c'est celle d'une très jeune fille blonde tissant un ouvrage devant une fenêtre. Son maintien, son visage, sa blondeur ont provoqué en moi un enthousiasme délirant. Elle est belle, belle, merveilleusement belle. Je la sens comme si elle était présente. Je la sens vivante, je sens son esprit. Je la sens radieuse, ouverte. Et sa beauté, je la sens vibrer en moi. Je me sens comme un miroir où elle peut se refléter. Mon imagination vagabonde. Je suis une femme viking il y a trois mille ans. Je tisse près de ma jeune sœur et nous échangeons mille paroles affectueuses, mille sourires au long de la journée.
Toute la matinée, j'ai rêvé ainsi que je vivais il y a un millénaire avec les femmes vikings. J'étais vêtue d'un costume rutilant de broches et de pendentifs comme les autres femmes de ma communauté. Pourquoi ne vivons-nous pas ainsi dans un univers de beauté? Pourquoi la laideur de notre monde moderne, de nos habits, de nos maisons? Chez eux, tout était naturel, et c'est pour cela que tout était beau. Mais à l'inverse je m'interroge aussi, Je me dis: pourquoi toute cette beauté qui a existé ou qui est dans notre imagination, D'où vient-elle, pourquoi existe-t-elle? Pourquoi est-elle apparue? L'existence de la Beauté, c'est le plus grand mystère et le plus grand miracle de l'Univers.

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C'est vraiment très curieux, je suis amoureuse d'une fille qui n'existe pas. J'ai pensé à elle toute la journée d'hier, cette fille que j'ai vue en image dans mon livre sur les Viking. J'ai même pleuré pour elle, tellement elle irradiait de bonté, de beauté. Je m'interroge sur l'amour et sur la réalité des êtres. Quelle différence y a-t-il entre la réalité d'une chose et une chose imaginée? Je repense aussi à la photographie d'Erika par rapport à la petite fille que j'avais connue. L'image que j'ai vue, ce n'est qu'un signal interprété par mon esprit. Pourtant cette fille qui n'existe pas, je ressens tellement sa présence, je ressens tellement son esprit. Elle est tellement merveilleuse, il y a tellement de jeunesse en elle. Oui, elle est tellement pure. Sa chevelure blonde est l'image de sa pureté. Elle rêve devant son ouvrage, en contemplant au-dehors le paysage enneigé de la taïga. J'ai l'impression que la vraie vie se trouve là-bas, près de la nature, vierge et belle, dans la vie d'un camp viking il y a deux mille ans. Une fille Viking, je n'avais même pas pensé que cela pouvait avoir existé. Pourtant, cette fille, elle m'illumine. Il me semble que je ne pourrais jamais concevoir sans elle une vie heureuse, en dehors de son monde vierge. C'est cela aussi que représente la neige et la taïga: la beauté, la virginité, un monde magnifique de lumière et de froid, de glace et de soleil.

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Je viens de recevoir une lettre de Luciano dans laquelle il me fait part d'une expérience qu'il a menée. Elle s'apparente à la pratique de yoga esthétique. Je lui avais évoquée dans ma dernière lettre.

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[Lettre de Luciano]
Je ne peux appliquer à moi-même la méthode de yoga esthétique adaptée à ton usage car je n'ai pas la qualité indispensable qui permet de la mettre en œuvre: être une belle femme. Aussi ai-je tenté un dérivatif. Il consiste à observer de belles femmes en excluant ma propre participation. Je réalise donc l'abstraction de moi-même en m'engloutissant dans la contemplation d'êtres idéaux. Cette méthode peut être appliquée à tout moment de la vie courante, au cours de réunions amicales, au spectacle, dans un magasin, dans la rue, tout lieu susceptible de voir ou même d'apercevoir de loin une belle femme... Néanmoins, pour la première fois, je l'ai pratiquée avec mon amie Graziella qui a bien voulu se prêter à l'expérience. Elle ne devait pour cela manifester aucun comportement particulier, sinon discourir comme bon lui semblait, se livrer à ses occupations favorites ou demeurer de longs moments dans l'inactivité. Je l'ai simplement suivie, je l'ai contemplée toute la journée: dans la chambre, dans la salle aquatique, dans le jardin, en ville. Je devais rester muet, transparent, apathique, entièrement absorbé par la contemplation de mon amie. Elle s'est changée plusieurs fois pour essayer des robes comme si je n'étais pas là. Elle pouvait me parler, amicalement, chaleureusement, mais selon un discours qui ne nécessitât aucune réponse.
La contemplation de chacun de ses gestes, de ses regards, de son visage, de ses yeux, me transportait d'extase. À la seconde expérience, au paroxysme de cet état se produisit un phénomène extraordinaire. Je ressentis l'impression de quitter mon propre corps et d'être transporté dans le corps de Graziella. Non pas de me métamorphoser à son image, puisque je n'existais même plus, mais de vivre en elle, dans sa chair, dans son esprit.
Après plusieurs séances expérimentales, consistant parfois simplement à contempler attentivement une jeune fille dans la rue ou lors d'une réunion – et surtout sans jamais l'approcher, encore moins l'aborder, je constatai que ma vie changeait, mon humeur se modifiait.
Pour la première fois, je ne me considérais pas comme un jeune premier, comme un séducteur - alors que j'aurais pu l'être légitimement - et je concevais qu'il n'était nullement nécessaire que je me "positionne" par rapport aux femmes, ni réciproquement qu'elle se "positionnent" par rapport à moi. Elles ne devaient plus représenter pour moi des êtres susceptibles d'être courtisées et désirées. Ainsi je connais une vie nouvelle, entièrement dans l'abstraction de moi-même, une absence de vie. J'atteignais un état de sérénité excluant toute anxiété.
Luciano

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Cette nuit, je me suis réveillée vers trois heures du matin. Tout en somnolant, je pensais que je vieillissais lentement, que ma beauté se flétrissait inévitablement. Ce n'était pas la première fois que cette idée affleurait mon esprit, mais elle n'avait pas engendré en moi d'inquiétude majeure. Et depuis que j'ai pris une décision catégorique - j'en parlerai plus tard -, j'y pense moins. Cependant, je ne parvenais pas cette nuit à en détacher ma pensée. Je me levai pour échapper à ce tourment et j'allais raviver le feu de la cheminée en ajoutant quelques bûches. J'étais pied nus en robe de chambre. J'allai ensuite me contempler dans le grand miroir de la salle aquatique, ce qui me rassura sur ma beauté. Sans doute, n'étais-je plus la jeune étudiante qu'avait connue Nelia, mais rien ne pouvait témoigner d'un affaiblissement de ma beauté. Elle avait changé. Sans doute apparaissait-elle moins fraîche, moins imprégnée de jeunesse, mais plus distinguée peut-être, plus mature, plus sereine. Je pouvais penser même qu'en se modifiant, elle ne se ternissait pas, mais au contraire qu'elle s'améliorait, se perfectisait.
La valeur supérieure, c'était la jeunesse. Je pouvais considérer que j'étais dans un état évoquant les déesses qui n'ont pas d'âge. Ainsi, je ne vieillissais pas encore. Cependant, pour moi la beauté de la très jeune fille, la beauté sauvage représentait l'idéal absolu.
Alors, une foule de sensations submergea mon esprit, je revis toutes les filles que j'avais rencontrées: Nelia, Erika, la petite Elena, et même la jeune fille Viking. Je ne les reverrai jamais autrement que dans mon imagination. J'étais simultanément saisie par une intensité d'amour et de désespoir. Puis je suis allée encore devant le miroir pour me contempler. Je me sentais si parfaitement en accord avec moi-même, avec mon apparence qu'un enthousiasme délirant m'envahit jusqu'aux larmes. J'écartai les mains et les posai doucement sur mes seins pour les presser légèrement tout en scrutant mon image sur le miroir. Je suis restée longtemps comme cela. Enfin, le sommeil me vint cependant que la pâleur de l'aube traversait le volet. Je retournai au lit et m'endormis très doucement dans une sensation euphorique.

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Aujourd'hui, je suis restée toute la journée au chalet. J'ai découvert qu'il m'était possible d'éprouver une jouissance très intense dans la contemplation des objets, des lieux, de toutes les choses inanimées.
Assise sur le canapé, j'ai regardé tous les coins du salon. L'ensemble communiquait une impression de protection, d'intimité, cependant chaque partie m'offrait une sensation particulière. Je suis allée ensuite dans toute les autres pièces que j'ai contemplées longuement sans me lasser. Je n'ai naturellement pas oublié la cave, qui est une de mes pièces préférées, sans doute la plus envoûtante, la plus sensuelle.
Peut-être ai-je été moi-même influencée par l'expérience de contemplation pure que m'a évoquée Luciano. Depuis quelques jours, toute mon activité s'oriente vers la recherche de la jouissance par la contemplation, cela consiste à tirer un plaisir sensuel des formes, des couleurs, de la succession des moments, de tous les objets selon toutes leurs facettes esthétiques durant l'existence quotidienne. Pas seulement les objets, mais aussi les femmes que l'on voit, les paysages, les plats cuisinés, les assiettes propres. Il existe plusieurs niveaux de sensation, la sensation primaire communiquée par une couleur, un son en lui-même, un contact. Il existe aussi des sensations plus élevées, plus enivrantes représentées par la perception des agencements ordonnés, les sons, les couleurs... c'est-à-dire la beauté. Les atmosphères, elles, sont une synthèse intégrant le temps à l'existence. Elles représentent les sensations les plus grisantes, les plus mystérieuses et les plus indéfinissables. Lorsque l'on perçoit une atmosphère idéale, l'espace d'un court instant, c'est comme si tout un univers nous était révélé. Les atmosphères, c'est ce qu'il y a de plus difficile à expliquer. Elles sont des évocations très fugitives. Elles meurent presqu'aussitôt qu'elles naissent en nous, mais elles s'emparent de notre esprit, de nos sens avec une puissance et une acuité paroxysmale. Dès que nous tentons par la pensée de les saisir, elles disparaissent. Elles nous évoquent des souvenirs que nous n'avons pas vécus, des impressions que nous n'avons jamais ressenties, une vie rêvée que nous n'avons jamais imaginée.
C'est une volupté à l'état pur, mais induite par des êtres et des choses que nous ne voyons pas, que nous ne connaissons pas, que nous ne verrons jamais, que nous ne connaîtrons jamais.

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J'ai sans doute beaucoup changé depuis mon adolescence. Alors que pendant cette période, je redoutais le contact des choses, par ailleurs autant que des gens - maintenant, je recherche cette sensualité. Les penseurs considèrent en général que la matière est l'ennemi de l'esprit. Je pense au contraire que le caractère tangible pour nous de la matière est une partie de sa beauté. Ce que les penseurs appellent la matière représente les imperfections de la matière, les contraintes matérielles de la vie, par exemple un aliment avarié par rapport à un aliment sain.
Considérons une belle femme, tout n'est pas idéal en son corps. Elle est soumise aux contraintes de la vie, elle doit se nourrir, elle doit rejeter des excréments, de l'urine, mais ce qui est beau chez elle, sa silhouette, ses seins, son visage, ses yeux, c'est aussi de la matière et cela nous émeut par toutes les caractéristiques de la matière, la sensation tactile, visuelle, olfactive.

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Hier, au restaurant, avec les membres du club Nature, j'ai ressenti une émotion très intense. Une famille est entrée. Il y avait une fille qui était en tous points comme Nelia, et aussi belle. Même cheveux noirs très raides, même teint très blanc avec des taches de rousseur, mêmes yeux noirs veloutés. J'ai eu envie tout de suite de pleurer. Un moment, j'ai pensé qu'il s'agissait de la réincarnation de Nelia. C'est une idée stupide, je sais, mais j'imaginais cette possibilité de réincarnation miraculeuse car elle est belle en elle-même. Je pris le prétexte d'aller au toilettes pour m'isoler. Là, j'ai pleuré car je pensais à Nelia bien sûr, mais je pensai aussi à cette fille que je ne connaîtrai jamais.

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Aujourd'hui, je me pose de nombreuses questions à propos de cette fille qui ressemblait à Nelia. Est-ce que deux femmes qui sont identiques ou presque ont le même esprit, est-ce qu'il ne s'agit pas de la même femme, mais qui aurait vécu sa vie différemment? Si la forme physique du corps déterminait l'esprit, alors il s'agirait bien de la même femme. Alors Nelia existerait toujours. Et je me souvenais que moi aussi, j'avais rencontré mon double avec la petite Elena.

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La contemplation d'une belle femme me procure un sentiment de l'Idéal plus intense encore que la contemplation du plus beau paysage. N'est-ce pas extraordinaire? Une fille peut produire un effet plus intense que toute la Nature avec ses milliards d'êtres, ses milliards de nuances, de reflets, de volumes, de formes. Si l'on mettait ainsi dans une balance d'un côté tout ce qu'il y a de grandiose, de superbe dans la Création, toute la Nature, le cosmos, les astres, le soleil, les planètes, les mers, les montagnes et de l'autre une belle fille, une parcelle minuscule de l'Univers la balance pencherait du côté de la belle fille.

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Hier soir, je suis encore sortie à la nuit tombante. Je trouve ce moment d'un lyrisme puissant. J'étais seule dans la campagne. Au loin à travers les branches, devant moi, le soleil formait une barre lumineuse d'une couleur dorée très intense. L'effet me parut totalement irréel. On se serait cru sur une autre planète, un astre où tout ce qui est humain n'existe pas. Fascinée par ce paysage fantastique, j'ai marché longtemps vers les arbres qui se profilaient au loin. Je fixais toujours la barre lumineuse. J'étais impressionnée par son intensité, sa pureté. En tenue de trappeuse, je me sentais comme un animal qui posséderait la totale puissance, je sentais ma souplesse, je me sentais former une unité, un ensemble harmonieux. Et j'étais environnée par ce paysage irréel. J'avais l'impression de me détacher de la civilisation, j'étais un être perdu, isolé sur une planète inconnue. La solitude du cosmos me pénétrait. Je ne souhaitais plus rencontrer d'autres humains, je voulais atteindre une solitude totale dans laquelle ne subsisterait que le mystère de la Nature, le mystère de l'Existence. Je ne pouvais même plus imaginer ce que pouvait être la vie humaine. J'avais perdu toute notion commune. Il me semblait que je ne reviendrais plus jamais au chalet, je n'avais plus de famille, plus de pays, plus d'habitation. Je me sentais une divinité cosmique. Puis insensiblement, au long de cette marche sans fin, je me sentis m'annihiler dans ce paysage grandiose, je me sentis disparaître dans un épouvantement silencieux. J'étais devenue moi-même une parcelle de Nature.
Après cette marche d'une heure environ, je pénétrai dans le bois. je me sentis devenir une bête sauvage, insensible. Je n'avais plus d'âme humaine, je n'avais plus de réflexion, mon esprit se dissolvait dans le Néant, dans le mystère du Néant. Je surveillais les alentours comme une panthère aux aguets. Il me semblait que j'aurais pu bondir sur une proie et la déchirer avec mes dents pour m'en nourrir. Puis je me suis assise, j'ai rêvé longtemps près d'une souche. La nuit tombait. Au loin, la grande barre lumineuse faiblissait insensiblement. C'est alors que je me suis mise à pleurer. Pourquoi, je ne sais pas. C'est à ce moment que je suis redevenue moi-même, que j'ai récupéré ma conscience. Puis je suis revenue lentement, pensive, abandonnée, telle une automate. Je suis rentrée dans le chalet sans rien allumer, enfin je me suis allongée sur mon lit, toujours dans le noir. Je pleurais toujours dans l'obscurité.
Plus tard dans la nuit, je me suis de nouveau levée, j'ai déjeuné en pleine nuit vers trois heures du matin. J'ai encore beaucoup médité.
J'ai pensé à moi-même, à ma beauté, à mon existence paisible dans le chalet. J'ai revu dans ma tête tous les endroits du chalet depuis la cave jusqu'au grenier, toutes les pièces, puis le jardin, la vallée. Alors tout d'un coup j'ai senti une joie radieuse m'envahir, une irradiation irrésistible, aussi intense que le désespoir qui m'étreignait. Le jour commençait à filtrer à travers les volets. Je me suis mise en nuisette et en peignoir, j'ai redéjeuné une deuxième fois, puis encore deux autres fois au cours de la matinée, comme si à chaque fois je reprenais le déroulement du temps.

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Je pense encore à cet étrange impression que j'ai ressentie avant-hier à la tombée de la nuit. Parfois la Nature m'apparaît comme le reflet de mes sentiments humains, je vois en elle une douceur infinie, une magnificence, une élévation. Parfois son immobilité, malgré sa beauté, malgré sa douceur, me communique au contraire le sentiment grandiose et tragique de notre solitude irrémédiable au milieu du cosmos.
Je compris que je n'aurais jamais pu ressentir un tel sentiment panique lors d'une sortie avec le club Nature. Pour entrevoir l'Infini, saisir l'Être par rapport à soi, il faut contempler la forêt dans la solitude. Lorsqu'on est entre consciences humaines, tout est différent, le regard, le sentiment, la sensation. L'Infini disparaît. Quand on est immergé dans un groupe humain, l'on est dans le mensonge, quand on se trouve seul devant la nature, on est dans la Vérité.

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Sylvia, hier, a dû être opérée, je l'ai su par un coup de téléphone de son mari. Sa maladie – je ne me souviens plus du nom – était assez grave et commençait à la miner. Je suis allée la voir à l'hôpital cette après-midi.
Dès que je l'ai aperçue dans son lit, j'ai compris ce qui s'était passé. Sylvia n'était plus une femme. Son intégrité féminine n'était pas altérée au sens biologique, mais elle avait perdu définitivement le reliquat de beauté qui lui restait. Sans doute elle vieillissait, mais la maladie avait achevé de détruire en elle cette parcelle de sublimité qui la rattachait à l'idéal. Une pensée horrible m'a traversée: il aurait été préférable qu'elle meure.

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Je me souviens de ma première journée d'école comme un ravissement. Dès que je me suis trouvée dans la cour de récréation, partout autour de moi je ne voyais que des filles. Elles jouaient à toutes sortes de jeu sages, à la corde, à la marelle, au chat perché, certaines couraient ou riaient, mais toujours dans l'harmonie et la discrétion. Des filles, que des filles. C'était merveilleux, je n'en avais jamais vu autant. Et elles me semblaient toutes belles, douces, gracieuses, adroites. De quelque côté que je puisse tourner les yeux, je ne voyais que de la beauté, de la douceur, de la grâce. J'avais jusque là tellement souffert de n'avoir pas eu de sœur! Et lors des rencontres familiales où je pouvais rencontrer mes cousines, il y avait toujours au moins un garçon bruyant qui venait gâcher la réunion. Des filles, que des filles. J'ai tout de suite adoré l'école pour cela. Je ressentis ce moment comme la délivrance d'une calamité qui s'était abattue sur moi en m'affublant d'un frère au lieu d'une sœur. Je me crus dans le monde parfait.
Je me souviens qu'il y avait un muret grillagé qui séparait la cour de récréation des filles et celle des garçons. Parfois quelques filles et quelques garçons s'y agglutinaient de chaque côté, puis suivaient des défis, des injures. Pour ma part, je n'ai jamais approché le mur des garçons, je le considérais comme une limite dangereuse. Quand je portais le regard vaguement de l'autre côté, j'avais l'impression de ne voir que de la violence et de la laideur. Certains garçons se battaient, d'autres jouaient à des jeux turbulents ou criaient fort. De notre côté, au contraire, tout paraissait calme et harmonieux. Et surtout, il y avait tellement plus de beauté. De la beauté partout, dans les visages, les chevelures, les habits, le son des voix, les gestes, les attitudes, les regards, de la beauté, de la beauté, jusqu'à l'éblouissement, jusqu'à l'étourdissement.

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Pendant que j'attendais mon train dans la gare de B., j'ai entendu dans le haut-parleur une voix qui m'a émue. J'ai immédiatement compris que cette voix était celle d'une très belle femme. Sans la voir, j'en étais sûre. Une voix qui traduit de la beauté, de la féminité, de l'élégance ne peut pas appartenir à une femme laide. C'est impossible. De la même façon, une belle femme dispense toujours autour d'elle une odeur agréable, soit naturellement, soit parce qu'elle se choisit un parfum agréable. De la même façon encore, une belle femme se choisit des habits élégants. Les femmes qui n'ont pas en elle un idéal de beauté choisissent exprès des parfums désagréables, des habits laids ou neutres.

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Hier, lors de ma promenade, j'ai pris un chemin inhabituel. Devant moi se trouvait une colline que je n'avais pas remarquée auparavant. C'était un promontoire de faible altitude qui paraissait avoir surgi là curieusement, une sorte d'extrusion. Je la contemplai alors longuement, mon cœur se mit à battre. Je ressentais une émotion d'un lyrisme intense. Un lyrisme généré par l'immobilité, non par le mouvement. Les flancs de l'éminence étaient hérissés de rochers abrupts. Je fixai mon regard sur le sommet dénudé où poussaient uniquement quelques arbustes. Je fus envahie par une impression de puissance prodigieuse à laquelle se mêlait un sentiment diffus de dureté, d'âpreté, d'angoisse, induit par la présence de buissons rares et maladifs. Lorsque j'avais découvert quelques années auparavant le Mont-Blanc, j'avais ressenti une émotion mille fois moins puissante. C'était la proximité de cette montagne miniature qui m'évoquait la puissance planétaire de la Terre. Une impression de force primitive, sourde, effrayante.

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Curieusement, la contemplation d'un homme -si je m'y astreint – ne produit en moi aucune impression de force alors que je la ressens d'une manière aiguë en contemplant une femme. Cette impression est totalement différente de ce j'ai pu ressentir l'autre jour devant la montagne ou encore devant la falaise en vacances avec Nelia. C'est une puissance cosmique, celle de l'Univers, celle de la Matière brute. Cependant, cette Terre, je la ressentais bien comme une divinité féminine, avec ses frissons, sa profondeur insondable, son mystère, ses moiteurs, ses excavations, sa richesse inépuisable, sa fécondité génitrice d'êtres innombrables.

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Je ne peux plus accepter de manger comme je l'ai fait pendant toute ma vie sans réfléchir ni m'interroger. Se nourrir est un acte en lui-même terriblement matérialiste, il est nécessaire de le transformer, de le transcender par un rituel pour le débarrasser de son aspect primaire. J'essaie de penser à chaque geste, chaque étape du repas. Par exemple, prendre une assiette, la poser sur la table, disposer une serviette. Le repas ne doit pas être obligatoirement somptueux. Il peut être constitué de mets simples, mais il doivent être purs et présentés selon une esthétique étudiée. La préparation doit également éveiller une sensualité pure. Ainsi, je commence par chercher des légumes à la cave. La pénétration même dans la cave constitue déjà une étape sensuelle évoquant la sacralité. Je tâtonne dans le noir, je pose les mains sur différents objets rugueux, tout cela très, très lentement. Ce moment contient un pathétisme latent. Parfois je reste longtemps dans cette obscurité. Je contemple en silence tous les éléments de la cave, je guette leur apparition miraculeuse à mesure que mes yeux s'habituent à la pénombre. Ces objets, il me semble qu'ils possèdent une existence propre, une présence. Pour moi, ce sont presque des personnes, ce sont plus que des personnes.
Après avoir choisi soigneusement mes légumes avec autant de méticulosité qu'un sacrificateur choisit ses victimes, je remonte, je les étale sur la table de travail près de l'évier. La préparation des légumes est le plus important.
J'aime surtout les poireaux, les pommes de terre. Les poireaux, je les coupe par le milieu. Je ne me lasse pas de regarder la pureté de leurs lamelles. Ils évoquent une sensualité ascétique. Les pommes de terre, je les pèle, ce qui permet de découvrir leur belle couleur jaune. Leurs formes évoquent au contraire une beauté généreuse.
Un légume, c'est curieux, cela vient du sol, on ne sait pas comment cela peut croître. C'est une sorte d'excroissance. Ils évoquent aussi une puissance silencieuse, mystérieuse.
Quelquefois je me plais à manger certains légumes crus. Cela supprime l'aspect artificiel de la préparation. Cependant, la cuisson peut aussi être interprétée comme une purification, presqu'une sanctification. Parfois, je mange comme un animal sauvage les aliments sans les couper, sans utiliser aucun instrument. C'est une autre possibilité pour éliminer le matérialisme de la nutrition.

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Cela fait trois jours que je ne me suis pas habillée. Je reste en chemise de nuit, je trouve que c'est un vêtement plus sensuel. Je ne me plais qu'à me prélasser dans mon lit, me regarder aux miroirs dans la pénombre. Hier je n'ai pas ouvert les volets de la journée. Aujourd'hui à midi, soudain, je me suis levée, je me suis mise toute nue. J'ai rejetée loin ma chemise de nuit, j'ai quitté ma combinaison que j'ai jetée de l'autre côté de la chambre. Puis je suis allée vers la porte-fenêtre de la cuisine - celle qui donne sur le balcon - je l'ai ouverte. Brusquement, la réverbération du soleil sur la neige m'a illuminée en même temps que le froid m'a saisie. Cet instant était magique. J'ai ressenti une impression fulgurante, j'étais d'une gaieté radieuse. Puis j'ai regardé dehors le paysage enneigé en m'avançant sur le bord du balcon. J'adore la neige. La neige est un élément contradictoire. Elle représente naturellement la pureté de la blancheur, la lumière, la gaieté, la sérénité, le silence. Sa froideur est aussi enivrante. Elle me parcourt tout le corps. C'est une exigence qui évoque la lutte, un surpassement de soi dans l'épreuve. Je suis restée comme cela toute nue devant la fenêtre jusqu'à ce que je sois toute glacée, jusqu'au paroxysme du plaisir et de la douleur.
À midi, je suis restée toute nue pour manger, sans quitter des yeux la neige. J'ai simplement croqué une pomme, une poire, un morceau de céleri, et même aussi un morceau de poireau que je n'ai même pas coupé. La poire était trop molle, je l'ai rejetée. Le poireau cru était amer, avec un goût difficilement supportable, mais cela m'a enivrée encore plus comme si une lame de pureté me traversait le corps. Je ne voulais rien utiliser pour manger. Tous les ustensiles de cuisine me paraissaient pauvres, je ne pouvais plus les supporter. J'avais envie de l'orange, mais je ne l'ai pas prise car il aurait fallu l'écorcer, cette action était trop artificielle. Je ne voulais que mordre directement dans quelque chose.
Ensuite, je me suis habillée avec une rapidité extraordinaire. J'ai mis mon habit de trappeur avec la toque à queue de renard et une robe longue mauve sur des bas roses épais. J'avais besoin de sortir, d'être dans la lumière et dans la neige. Une irrépressible envie me poussait. Je suis descendue à la cave prendre la hache et je suis allée dans le boqueteau en face avec le traîneau. J'imaginais que j'étais une lapone et que j'avançais dans le désert glacé de la banquise. Presque tout l'après-midi, j'ai coupé des branches que j'ai empilées sur le traîneau. Je sentais en moi une force incroyable, surtout de nervosité, de rapidité. Je sentais une énergie qui émanait de ma beauté. Je ressentais aussi une sensualité intense dans mes doigts, dans mes jambes, dans mes bras. Je sentais tout mon corps, la beauté de tout mon corps. Mes cheveux volaient autour de moi. J'avais l'impression que les arbres étaient des dragons embarrassés, un peu honteux, pétrifiés par un fluide magique. Plusieurs personnes du village sont passées sur le chemin. Elles devaient être étonnées de voir cette fille avec ses grands cheveux et sa robe longue couper du bois dans la neige et le froid. Une belle fille brune très frileuse m'a longuement contemplée de loin. Elle était transie, emmitouflée dans son écharpe alors que moi je défiais le froid. Je me suis redressée un instant, immobile, pour bien lui montrer ma beauté, puis je lui ai souri. J'ai senti à ce moment une volupté extraordinaire m'envelopper. Elle me regardait toujours fixement. Je ne pouvais savoir ce qu'elle pensait. Puis le soleil s'est brusquement caché. J'ai senti qu'une transformation indéfinissable s'était opérée. Elle s'est produite sans que je m'en aperçoive. J'ai ressenti alors une sorte d'angoisse m'étreindre, presque une détresse. J'ai regardé la campagne, l'horizon. Une insoutenable impression d'indifférence m'a envahie. Et puis, en mon esprit s'était inscrite l'image de cette fille que je ne connaîtrais jamais. Un instant, une idée me traversa l'esprit: l'envie de fuir, fuir loin, loin dans la montagne pour ne jamais revenir, marcher sans cesse, me perdre dans l'univers jusqu'à épuisement, jusqu'à la mort.
J'ai ramassé lentement les dernières branches. J'ai poussé le traîneau jusqu'au chalet, puis je suis rentrée.

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Luciano m'a encore écrit une lettre. Il poursuit son expérience de contemplation esthétique avec son amie Graziella. Cette Graziella dont il parle, elle semble être une fille adorable.

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[Lettre de Luciano]
Je viens de comprendre que mon rôle, en m'oubliant moi-même, pouvait aussi permettre d'aider Graziella le plus possible à se sentir elle-même et à éprouver des sensations voluptueuses. J'ai mis ce principe en application. Je lui ai parlé d'une manière très douce, très sensuelle pour lui vanter sa beauté, je lui ai dit de s'allonger, de fermer les yeux. Je lui évoquais alors des images de nature, des forêt, des grottes, des sources, des ruisseaux. Je devais intervenir indirectement, son rapport avec moi devait être le plus ténu possible. Je n'ai pas approché du lit, je suis resté assis sur le tapis. Ensuite, nous sommes allés au restaurant. J'avais atteint une sérénité que je n'avais jamais connue auparavant.
Si je devais poursuivre cette logique, il me faudrait m'annihiler totalement. Je n'aurais pas dû accompagner Graziella au restaurant car lui offrir ma compagnie, c'était déjà lui imposer ma présence d'homme. En contrepartie, elle bénéficiait d'une image qui lui permettait de se mouvoir à l'aise dans la société, d'être protégée. Je m'apercevais que je n'avais pas d'autre solution que de m'éliminer mentalement. J'étais un corps encombrant qui ne se suffisait pas à lui-même. Je me demandais comment les autres hommes parvenaient à se sentir être. Pour moi, ce n'était pas supportable.
Et pourtant Graziella continuait de manifester son intérêt à mon égard. J'allais dire une sottise: elle m'aime. Je devais travailler maintenant à détruire de dernier lien chimérique par lequel ma présence lui était nécessaire. J'essaie d'expliquer à Graziella qu'elle doit ignorer ma présence, qu'elle doit se comporter comme si j'étais absent. Néanmoins, je vis à travers elle, sa présence m'habite sans cesse. Je suis devenu son ombre.

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Ce soir, lorsque je suis sortie peu avant le crépuscule, une clarté exceptionnelle illuminait tout le village. Elle était due probablement à des nuages qui réverbéraient les rayons pendant le coucher du soleil. Un phénomène très rare, je n'avais jamais vu cela. Une clarté rouge inondait l'espace, elle semblait pénétrer toute la nature et les maisons. J'ai immédiatement ressenti l'impression que je vivais un rêve dans la réalité. Le monde s'était transformé, il était devenu enchanté. Je savais bien évidemment qu'il était toujours le même, pourtant cette clarté magique n'était pas une illusion, elle était réelle. Même si ce rêve ne pouvait se réifier, la clarté surnaturelle prouvait qu'il était possible, du moins que son apparence était possible. J'ai regardé attentivement tous les passants pour tenter de percevoir leur éventuelle réaction. Il m'a semblé qu'ils demeuraient dans une sorte d'expectative. Ils essayaient de ne pas croire ce qui se produisait. J'ai même eu l'impression que certains refusaient cette clarté magique, ils regrettaient la tristesse et la pauvreté de notre monde ordinaire.
Ce qui dicte la vérité de la vie, c'est l'atmosphère dans laquelle nous vivons. Ainsi me disais-je, que serait-elle si cette clarté magique était permanente? Serions-nous au paradis, pourrions-nous exhiber notre pauvreté?

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Ce matin, j'ai ressenti une émotion extraordinaire. J'étais dans le salon sur le canapé, je rêvais vaguement. Par la fenêtre, sur le mur en face, le soleil diffusait ses rayons. Je voyais des taches jaunes, brillantes, sur le bois verni. Et soudain, sans doute parce qu'un nuage passait, tout a disparu, puis deux minutes après, tout est réapparu. Ce phénomène banal, cette petite variation imperceptible de l'atmosphère m'avait interpellée. J'eus l'intuition que la lumière était une existence immatérielle et que je percevais cette immatérialité. C'est le total silence de cette variation qui m'avait surtout impressionnée par opposition au bruit qui est l'effet le plus accablant de la matérialité liée aux objets, ou plus exactement le conflit des objets. Pour moi, le bruit est la manifestation la plus hideuse qui puisse exister, la négativité elle-même, le Mal absolu. La loi d'exclusion caractérisant les corps en est responsable. Deux corps ne peuvent se trouver au même endroit. S'ils se rencontrent, il se produit une déflagration, une dispersion d'énergie, une répulsion dangereuse qui peut affecter ces objets, les pulvériser, détruire l'environnement. Le rayon, lui, évolue dans le silence, il est subtilité, transcendance. Les rayons peuvent s'interpénétrer sans qu'il en résulte aucune perturbation. Il existe aussi des objets subtils qui peuvent être pénétrés par les rayons, les corps transparents. C'est hallucinant, grisant de savoir qu'un phénomène aussi pur, aussi prodigieux que la lumière existe. Car la lumière, c'est véritablement de la magie. Elle appartient au domaine de la magie par le sentiment qu'elle évoque. J'avais ressenti aussi cela dans la forêt en observant une raie lumineuse à travers les arbres.
Il faut remarquer aussi que tous les objets n'ont pas la même densité de matérialité, l'atmosphère. Les gaz, l'air sont presque immatériels, de même l'eau pure qui est transparente et fluctuante.
Un liquide et un solide ne procèdent pas du tout de la même essence. Par ailleurs, un corps peut être pur ou mélangé. Un tas d'ordures ou d'excréments, qui nous provoquent de la répulsion, appartiennent à une catégorie, totalement différente d'un objet pur qui éveille en nous de l'attirance. La forme de l'objet, c'est encore un autre aspect de la matière, elle n'existerait pas sans l'objet, mais elle n'est pas la matière de l'objet. C'est une relation d'ordre qui concerne les éléments l'un par rapport à l'autre à l'intérieur de l'espace et c'est aussi une relation entre les éléments de l'objet.
Il existe donc une hiérarchie des objets dans leur degré de matérialité. Néanmoins, la Nature comporte fondamentalement deux sortes d'existence, la lumière et la matière.
J'ai passé toute l'après-midi à observer les rayons du soleil dans le salon. J'avais l'impression de me trouver sur une planète inconnue où tout était pur. En regardant mon image dans le miroir, j'ai eu l'impression qu'elle était immatérielle alors que moi, qui en était à l'origine, j'étais terriblement matérielle. Cette image virtuelle de mon propre corps engendra en moi une volupté intense. J'avais l'impression de flotter, comme tous les objets baignés par la lumière. C'est le silence absolu de la pièce qui me permettait cette illusion, l'illusion d'être immatérielle.

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Quand j'étais adolescente, je rêvais de m'engager dans un cirque et d'exécuter tous les jours sans filet un numéro d'acrobatie périlleux. J'aurais vécu ainsi dangereusement, sûre de détenir mes capacités maximales. Dès qu'elles faibliraient, je subirai une chute mortelle et je mourrai sans jamais avoir été diminuée, sans jamais ressentir la déchéance de la vieillesse ou de la maladie. Je serais morte dans toute ma splendeur, dans toute la possession de mes capacités. Ma mort ainsi aurait été aussi belle que ma vie.

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J'ai toujours été frappée par la chance que nous avions de disposer de nos capacités naturelles et de les posséder totalement. C'est ainsi que tous les jours, je me redécouvre émerveillée. J'ai la chance extraordinaire, me dis-je à tout instant, d'être une femme - et une belle femme, si je crois ce que l'on me dit. Les qualités d'un individu sont le bien le plus précieux qu'il possède. Ce qui me tourmente, c'est que toutes nos qualités, nos capacités, nous devons un jour les voir diminuer. Je ne cesse d'y penser bien plus qu'à la mort. La diminution de ma beauté, pour moi, représente une atteinte intolérable à mon intégrité que je ne pourrais jamais accepter.
À ce propos me revient en mémoire une vieille légende que m'avait racontée une de mes tantes: l'histoire du ruisseau mortel. C'est un jeune homme qui rencontra un ange -ou le diable- on ne sait justement pas. Celui-ci lui propose le marché suivant pour assurer son bonheur. «Je puis te rendre riche pour ta vie entière en te donnant ton propre poids en or si tu acceptes de te soumettre à une épreuve bénigne». Mon travail honnête suffit à ma subsistance» répondit, méfiant, le jeune homme. «Néanmoins» poursuivit-il, attisé par l'appât d'une richesse facile «tu peux toujours me dire en quoi consiste cette épreuve.» Voilà» répondit l'ange - ou le diable - «chaque année, tu devras sauter par-dessus un ruisseau enchanté qui coule dans une vallée où je te mènerai. Si tu tombes, tu périras dans son onde mortelle.» Allons-y maintenant» dit le jeune homme ne doutant pas que la traversée d'un large fleuve devait correspondre à une telle récompense. L'ange - ou le diable - le mena jusqu'au ruisseau enchanté. Le jeune homme se mit à rire en le découvrant car sa largeur ne dépassait pas une demi-coudée. Il eût tôt fait d'accepter le marché, puis de franchir le ruisseau d'une leste enjambée. Il reçut comme promis son propre poids en or. Et tous les ans le jeune homme franchissait le ruisseau d'une même alerte enjambée. Les années passèrent... Le jeune homme devint un vieil homme. et il comprit alors ce qui l'attendait car il franchissait de plus en plus difficilement le ruisseau magique, si modeste fût-il. Alors, il rappela l'ange -ou le diable - et l'apostropha ainsi. «Ô, démon, tu m'avait promis mon bonheur, mais tu m'as berné car maintenant, je suis un vieil homme et je ne puis plus franchir le petit ruisseau qu'autrefois je sautais allègrement. Je vais donc bientôt périr prématurément par ta faute.» Crois-tu?» lui répondit l'ange – ou le diable. «Cette épreuve est garante de tes capacités. Grâce à elle, tu ne subiras pas une vieillesse humiliante pour toi-même et pour tes proches. Tu devrais me remercier doublement. Non seulement j'ai assuré ton bonheur grâce à l'or que je t'ai dispensé, mais en plus je t'ai procuré l'assurance de ta dignité jusqu'à ton dernier jour. N'es-tu pas un ingrat? Et l'homme dut convenir que l'ange – car c'était assurément un ange - avait raison.

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Hier, je me suis arrêtée au bord de la vallée, en contemplant le paysage. Un vent froid fouettait mes cheveux. Un essaim de pensées mélancoliques tourbillonnait dans mon esprit. Je revoyais toute ma vie, tous le êtres que j'avais aimés. Nelia, Erika, et bien d'autres. Je sentais la vie m'échapper, je sentais le temps m'échapper. Tout me paraissait fondre dans l'oubli, dans l'inconscience. J'atteignis alors un désespoir sans fond. Ce vent, c'était un vent immatériel, un vent qui provenait de l'Au-delà, des étendues intersidérales où rien n'est plus. Ou bien il sourdait horriblement d'un abîme inconnu, remontant des profondeurs insondables, je ne savais. Que me signifiait-il?
Quand je rentrai, mon désespoir ne s'était pas dissipé. Je me préparai un chocolat bien chaud et je m'occupai de la cheminée. Mes pensées incohérentes se perdaient dans une interminable rêverie sur mon passé. Ma beauté ne me satisfaisait-elle plus? Que se passait-il? Qu'allait déclencher cette inquiétante prémonition?

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Ce triste soir, je viens de vivre l'instant qui devait inévitablement se produire dans mon existence, l'instant décisif. Bien sûr, je savais que cela un jour adviendrait. Bien sûr, je voyais que ma beauté devenait moins éclatante. Et puis, ce jour, hier soir, c'est arrivé. Je m'étais approchée du miroir pour me contempler. J'ai inspecté mon visage, et là, sur mon front, l'amorce d'une ride, une petite imperfection de la peau presqu'invisible, presqu'anodine, presqu'imperceptible, presque sans importance. Pourtant, ma décision était prise. Je savais depuis longtemps que je devrais la prendre, je savais qu'elle approchait insensiblement.

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Ainsi, le jour que j'avais prévu depuis longtemps est maintenant arrivé. Hier, j'ai réglé tout ce que me concernait. Pour le reste, je m'en remets à mon frère. Il recevra une lettre qui l'avertira.

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Ce matin, je me suis éveillée comme à mon habitude. Je me suis contemplée dans le miroir en me nettoyant. Pour la dernière fois. La ride avait disparu, mais je savais qu'elle reviendrait, plus visible encore, indélébile, et je savais que d'autres apparaîtraient. Ma décision était prise. Je n'ai pas déjeuné. J'ai préparé dans un peu d'eau les cachets que m'avait donné mon ancienne amie infirmière, Cristina. Je savais que je m'éteindrai sans douleur en m'endormant. J'ai préparé gravement les cachets. Je les ai avalés. Je me sentais d'une sérénité extraordinaire. Je n'avais aucun regret. Ma beauté ne devait en aucun cas se ternir, je devais être toujours la même, disparaître au sommet de ma réalisation mentale et physique. Je ressentais encore l'ivresse de posséder cette beauté intacte, de sentir mon corps entièrement pur. Puis je me suis assise pour écrire ces dernières lignes. Pour qui? Sylvia, Luciano, Erika... d'autres êtres qui partagent comme moi la même exigence de beauté, qui me comprendront, même s'ils ne parviennent pas à cette dernière extrémité.
Je suis radieuse et malheureuse. En cet instant suprême, il me semble que j'éprouve tous les sentiments, toutes les émotions que j'ai ressentis dans ma vie. Mes doigts tremblent. Il me semble que Nelia me prend la main, c'est elle qui m'emmène vers le lit pour mon dernier sommeil.
Il est temps. Je sens la substance alourdir mes membres. Maintenant, dans ma nuisette, je vais m'étendre sur mon lit, je vais serrer contre ma poitrine le bracelet de Nelia. Et je vais pour toujours m'endormir doucement comme un ange.

Journal d'une femme narcissique - Claude Fernandez - © Claude Fernandez
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