COMPLAINTE D’ERIK LE ROUGE

Poème épique de Claude Ferrandeix évoquant la complainte Erik le Rouge: la nostalgie de son pays natal, l’Islande, ses pérégrinations jusqu’au Groenland.


Je suis le réprouvé" je suis le meurtrier
Je suis le renégat" banni de son pays
L’Impur déshonorant" la race des Vikings.
Toutes les cités' régions' toutes les contrées
M’ont proscrit' chassé" m’ont rejeté' repoussé.
Partout' par tous' je suis" conspué' méprisé
Car la Fatalité" s’est abattue sur moi.
De Caïn rejeton" fils damné de Loki
C’est ainsi qu’on m’appelle" en exécrant mon nom.
J’ai dû' la mort dans l’âme" accepter malgré moi
Le jugement rendu" par le sévère Althing
Siégeant pour me punir" sous la haute falaise.
Comme tant parmi nous" cupides et vénaux
Vers les sudiques flots" pour voler' massacrer.
Je n’ai point affrété" mes drakkars menaçants.
Je n’ai point trafiqué" peaux' fanons et plumages
Sur les marchés véreux" de Miklagard la faste.
Je n’ai point remonté" la Seine et la Vistule
Pour détruire' incendier" une cité paisible.
Je n’ai point investi" Grenade ou Syracuse.
Je n’ai point saccagé" la mosquée des Croyants.
Je suis le réprouvé" je suis le meurtrier
L’Impur déshonorant" la race des Vikings
Je suis le renégat" banni de son pays.
Malgré Dieu j’ai conquis" le Groenland gelé.
Malgré Dieu j’ai bâti" ma ville Brattahild.
Par le monde fut-il" un mortel qui vécut
Plus intense aventure" et périlleux périple
Qui jamais autant vit" de splendeurs étonnantes?
Fût-il marin plus grand" plus hardi' courageux
Depuis que l’Homme existe" et navigue sur l’onde
Qu’Odin lui donna l’âme" Hönir l’intelligence?
Que ne célèbres-tu" skalde au verbe sonore
Mon exploit remarquable" en tes épiques vers?
Que ne cisèles-tu" lapidaire imagier
Les futharks enlacés" des polymorphes runes
Pour exalter ma gloire" aux périodes futures.
J’eus mieux vécu jadis" en un siècle moins sage.
C’était le temps béni" d’Harald-aux-cheveux-rouges.
Pour venger un affront" et préserver l’honneur
Pour vaincre ou bien mourir" l’Homme tirait l’épée
Mais vint la tyrannie" des juges sourcilleux.

Dans mon cœur affligé" revient le souvenir
De ma pénible enfance" en un pays lointain.
Norvège' ô' le berceau" de mon clan malheureux.
Mais toi' modeste Islande" au bout de l’Océan
Tu restes en mon cœur" intaillée pour toujours.
Moi' renégat infâme" agressif et brutal
Moi' le cruel bretteur" batailleur' querelleur
J’aimais te parcourir" Islande aux mille formes
Le pays où l’on voit" glace et feu se mêler.
Réel oxymoron" paradoxe concret
C’est l’étonnant mariage" où le froid' la chaleur
Se fondant' s’opposant" ne sont neutralisés.
Ma terre' ô je revois" ton familier visage.
Les fjords abrupts coupant" ta minérale chair
Les moraines striées" sur le Vatnajokull
Formidable calotte" écrasant le relief
Les sandurs caillouteux" lugubres étendues
Les galeries de glace" aux rus effervescents
Les arches en basalte" épousant l’onde verte
Le désert canyon d’Asb" les cirques des névés
Le volcan de Laki" Vik aux hautes falaises
Krisuvik' Hveragerdi' Landmannalaugar
Le mont du Leirhnjùkur" le val de Namaskand
Les jets drus suffocants" des soufrés solfatares
Les sourds clapotements" des marmittes boueuses
Les geysers vaporeux" fontaines infernales.
  Ta plage' ô Langaholt" recèle pierreries
Les éclatants bijoux (*)" des rhyolites rousses
Les joyaux émaillés" des zéolithes vives.
Breidamerkurjoküll" rade pour icebergs.
Leur gigantesque flotte appareille en ce port
Vaisseaux réverbérants" à la coque verrine
Qui viennent s’échouer" sur le sable des rives.
Comme toi mon pays" j’ai l’âme rude et fière.
Comme toi mon pays" j’ai l’âme triste et noble.
J’aimais te parcourir" Islande aux mille oiseaux.
Je suis comme un grand labbe" irascible et farouche.
Les sternes chaque année" pour de lointains voyages
Traversent l’océan" malgré tous les périls.
Comme eux je suis parti" malgré tous les écueils
Pour suivre un long périple" au bout de l’Univers.
J’aimais te parcourir" Islande aux fleurs sans nombre
Qui poussent dans le vent" dans le froid' dans la neige
Le modeste lupin" sur le roc dénudé
L’armenia du Kjölur" sur la stérile cendre.
Comme vous je survis" solitaire et farouche
Comme vous je m’accroche" à l’espoir' à la vie.

*

Rejeté par les miens" j’embarquai sur mon knarr
Le véloce navire" à la coque évasée.
J’ai forcé le destin" surmonté les revers
Maîtrisé la fureur" de l’Océan rétif.
Quand gronde au sein des nues" le chariot d’Aka-Thor
Quand Njörd lance en hurlant" ses lames redoutables
Pour éloigner d’Asgard" le serpent du Midgard
L’on croirait survenu" le Ragnarök ultime
Comme en vers cadencés" décrit la Völuspa.
Combien de compagnons" sur les démentes nefs
Submergés' emportés" par le furieux maelström
Sont maintenant figés" sous l’impétueux flot.
Nous étions harassés" découragés' perdus
C’est alors que je vis" à l’horizon lointain
L’écumant éperon" d’un nouveau continent.
Groenland' Groenland" pays vert' pays blanc.
Nous débarquâmes là" dans la grasse prairie.
Je n’étais satisfait" je voulais fuir toujours
Fuir' fuir l’intense éclat" du lumineux soleil
Fuir' fuir la Vérité" refuser mon passé
Pour m’abîmer enfin" dans l’Éternelle Nuit.
Vers le Nord' j’ai marché" sur le pergélisol.
J’ai dirigé mes pas" vers la stérilité.
J’ai dépassé la borne" où se dissout le Monde
Pour toucher le Nifheim" où nul rayon ne brille.
Mon bagne c’est le froid" ma geôle c’est l’Hiver.
J’ai foulé de mes pas" le morne pays d’Hel.
J’ai vu la Création" dans le Néant chuter
La calotte glacière" étouffer le sol vierge
L’inlandsis détacher" ses radeaux monstrueux.
J’ai surpris le soleil" en sa révolution
Qui jamais ne se couche" au sein des mers gelées.
Nul arbuste n’élève" en ces contrées lointaines
Son opulente palme" ou sa branche épineuse.
Le bouleau nanifié" ne saurait même y croître
Le grêle pîn tortu" ne saurait y pousser.
Pour ne pas succomber" à la faim dévoreuse
Dans ce lieu qui n’admet" nulle graine ou semence
J’ai saigné le narval" sans conserver sa dent.
J’ai vaincu l’ours polaire" en combat singulier
J’ai pourchassé le morse" au milieu des vortex
J’ai poursuivi le phoque" au bord de la banquise
J’ai traqué le rorqual" au sein des flots arctiques.
Là' des mois j’attendis" pétrifié dans la neige.
L’œil rouge à l’horizon" finit par disparaître.
Point de conseil ici" pour juger ma conduite.
Nulle assise et nul thing" ni verdict' ni sentence
Dans cette immensité" résorbant la conscience.
J’étais seul enfin' seul" délivré' libéré.

C’est alors que je vis" spectacle fabuleux
Dans l’éternelle nuit" de l’étendue polaire
Monter au firmament" une orbe merveilleuse.
Lentement se ployaient" ses franges lumineuses
Draperies suspendues" enroulées' déroulées
Scintillant' se réfractant' se réfléchissant.
N’était-ce la Déesse" accueillant les défunts
Qui jetait sur l’éther" son irisé manteau?
Lors j’ai cru dans les nues" voir son regard sensible
Compatir à ma peine" et pardonner mes fautes.


* bijoux L’image des pierres comparés à des bijoux est tirée du site internet http://saga.gilabert.pagesperso-orange.fr/page_mineraux.html
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La Saga de l’Univers - Claude Fernandez - Éditions Sol’Air - © Éditions Sol’Air - 2007